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Innovation et gestion de la biodiversité agricole
Les projets de développement axés sur le rôle des petits exploitants dans la conservation de la biodiversité agricole peuvent apprécier à sa juste valeur l’histoire de la domestication, de la sélection et de l’amélioration des cultures et du bétail par les populations locales. Toutefois, ils perdent souvent de vue les activités actuelles des agriculteurs dans la domestication des espèces sauvages et dans la sélection et l’amélioration des plantes et des animaux en vue de modifier les conditions et exploiter les nouvelles opportunités. Les agriculteurs, hommes et femmes, continuent d’explorer de nouvelles façons d’utiliser la biodiversité pour répartir les risques, renforcer la sécurité alimentaire et améliorer les moyens de subsistance. Les agriculteurs, notamment les plus pauvres, font preuve d’innovation dans la gestion de la biodiversité pour accroître leurs options de résilience au changement climatique et exploiter les créneaux existant dans leurs systèmes d’exploitation.
La fondation PROLINNOVA s’intéresse à la capacité d’innovation actuelle des populations locales, notamment à la façon dont les agriculteurs, de leur propre initiative, conçoivent de nouveaux procédés (dans la gestion des ressources génétiques), et appuie ces initiatives locales. Des processus locaux actuels en matière d’innovation émergent des innovations locales, qui peuvent être d’ordre technique ou socio-institutionnel (par exemple, de nouvelles règles pour l’utilisation des ressources), adaptées aux besoins des familles et des communautés locales. Ces innovations ouvrent la voie à l’identification des questions à étudier ensemble pour améliorer l’agriculture et la gestion des ressources naturelles. Lorsque l’innovation locale reçoit toute l’attention qu’elle mérite, la confiance des agriculteurs à gérer les ressources génétiques dont ils dépendent s’en trouve renforcée.
Cette approche de la recherche-développement reflète les principes de la bonne gestion de la biodiversité : apprécier la spécificité locale, valoriser et assurer la pérennité de plusieurs types de ressources (qu’il s’agisse de gènes ou d’idées créatives), maintenir les possibilités d’adaptation et, par conséquent, assurer la résilience et la viabilité.
Innovation des agriculteurs dans la domestication des plantes
Dans de nombreux pays, les spécialistes locaux tiennent de mini « jardins botaniques ». Ce sont souvent des guérisseurs qui cherchent à accéder plus facilement aux plantes dont ils ont besoin. L’on peut citer en exemple le couple népalais Jaya Bahadur Thapa et Lal Kumari Thapa à Chaur, dans le district de Kaski au Népal. Ils cueillaient des plantes médicinales dans la forêt avant de décider de les cultiver près de leur maison pour gagner du temps et assurer l’approvisionnement. Après avoir étudié l’habitat et les habitudes de croissance des plantes sauvages, ils ont recueilli des semences et essayé différentes pratiques de semis et de gestion. Ils ont domestiqué 145 plantes médicinales dans leur jardin et leur parcelle située à proximité.
Le couple fait partie de la coopérative Pratigya, qui a commencé à travailler avec LI-BIRD (initiatives locales pour la biodiversité, la recherche et le développement), le Conseil népalais de recherche agricole et Bioversity International sur la conservation in-situ de la biodiversité agricole. La coopérative a demandé au couple de participer à l’identification des plantes médicinales et à l’enregistrement des connaissances locales à leur sujet dans le cadre d’un programme communautaire d’enregistrement de la biodiversité. Les Thapa ont contribué à l’enregistrement de 165 espèces médicinales dans les potagers, les terres agricoles et la forêt villageoise. Leur maison s’est transformée en un centre de documentation et de connaissances que fréquentent même les écoliers et où l’on apprend la domestication et l’utilisation de ces plantes.
Innovation des agriculteurs dans l’amélioration des plantes
Au fil des siècles, les agriculteurs ont développé d’innombrables variétés végétales et de races animales pour s’adapter à des conditions agro-climatiques spécifiques, mais également à des fins culinaires. Les agriculteurs, notamment ceux des zones marginales, restent sur cette lancée. Par exemple, dans la province semi-aride du Tigré, au nord de l’Éthiopie, les petits exploitants ont récemment développé des variétés d’orge adaptées localement pour satisfaire les conditions et besoins actuels. À l’aide de la sélection généalogique individuelle et de la sélection de masse, ils ont développé de nouvelles variétés d’orge mondé et d’orge nue qui, par rapport aux cultivars recommandés par les sélectionneurs formels, sont mieux aptes à tolérer les stress tels que les pressions exercées par les maladies, l’engorgement et la sécheresse. Elles sont en outre idéales pour les systèmes agricoles à haut risque et à faible apport du Tigré. Ces variétés développées localement sont en forte demande pour l’alimentation locale, par exemple les collations à base d’orge torréfiée (kollo) que les femmes du Tigré ont commercialisé de leur propre initiative. Dans les ménages agricoles, le mari et la femme décident ensemble du nombre de variétés à cultiver, de la sélection des semences et de la division des parcelles. Les femmes sont responsables de la conservation des semences. Ce rôle se reflète dans le dicton local : « Pas de femme, pas de semences, pas de vie ».
Les chercheurs de l’Université de Mekelle ont renforcé l’innovation locale dans l’amélioration des plantes en conduisant une recherche participative avec les agriculteurs et les agents de développement. Dans sept régions du Tigré, les agriculteurs ont mené des expérimentations en intégrant les variétés qu’ils ont eux-mêmes développées. Lors d’un atelier, les agriculteurs sélectionneurs, les agents de développement, les scientifiques et les décideurs locaux ont discuté des défis liés à la production de semences et à la diffusion des variétés. Grâce aux recherches, les scientifiques ont apprécié la façon dont les agriculteurs continuent de transformer les plantes domestiquées. Les connaissances des agriculteurs en matière de ressources génétiques et leurs activités de sélection et d’amélioration des plantes en cours permettent de créer une base de germoplasme solide qui, combinée avec les connaissances scientifiques, peut conduire au développement de cultivars à large potentiel pour les zones semi-arides.
Innovation des agriculteurs dans l’action collective
Les innovateurs individuels exceptionnels dans la gestion de la biodiversité reconnaissent généralement le rôle clé des connaissances passées et présentes de la communauté dans le développement de leurs réalisations. La plupart des innovations locales naissent d’un processus collectif qui se développe au fil des générations et n’est pas la propriété d’une seule personne. De nombreuses communautés rurales ont mis en place des institutions locales et continuent de les adapter afin de protéger les espèces utiles à leur survie. Dans certains cas, les gouvernements ont apprécié cette innovation institutionnelle locale et ont apporté leur appui pour pérenniser le succès de ces initiatives.
Par exemple, dans les Andes, les communautés ont développé d’autres types d’utilisation et de marché pour les cultures racines autochtones. Une fois de nouvelles cultures introduites dans la commune de Coroico, comme les bananes, le café, l’ananas et les agrumes, les racines autochtones telles que l’Arracacha (« carotte péruvienne ») et l’Achira (semblable à la pomme de terre) sont devenues moins importantes dans l’alimentation locale. Pour éviter la perte totale des racines traditionnelles, les femmes de San Juan de la Miel ont formé un groupement pour les promouvoir. La mairie leur a accordé des fonds et des terres pour soutenir leur initiative. Elles ont documenté leurs connaissances botaniques des racines, aménagé des jardins variétaux et organisé des foires de la diversité où elles ont distribué gratuitement des aliments faits à base de ces racines. Les touristes ont notamment manifesté un intérêt pour ces aliments. Pour pouvoir tirer parti du potentiel commercial des racines traditionnelles, les femmes et la mairie ont contacté la fondation PROINPA (Promotion et recherche des produits andins) pour bénéficier d’un appui à la commercialisation des nouveaux produits.
Grâce à cette collaboration, les femmes ont accru leurs connaissances sur la valeur nutritionnelle et le potentiel de transformation des racines. Le niveau de digestibilité élevé de l’amidon (adapté pour les nourrissons, les personnes âgées et les malades) et leurs propriétés élastiques et glutineuses font des racines une denrée idéale pour les flocons, la farine et les purées. Ces nouveaux produits ont posé de nouveaux défis de commercialisation. Les groupements féminins avaient besoin de nouvelles procédures pour créer des produits de haute qualité, respecter les normes industrielles, nouer des relations commerciales et convenir de la répartition des bénéfices. La réglementation du marché à Coroico et à La Paz a dû être modifiée pour ouvrir l’accès aux familles rurales. La fondation PROINPA a accompagné les femmes grâce à ces changements en appliquant la méthode de l’apprentissage par l’expérience. Les femmes ont augmenté leurs revenus à partir de la vente de produits de meilleure qualité et plus variés et ont rehaussé leur statut dans leur communauté et leurs familles, comme l’a déclaré l’une d’entre elles : « Grâce à l’argent que nous avons gagné, nos maris nous considèrent comme un pilier important de la famille. »
Des enseignements pour les pratiques en matière de développement
Les projets de développement portant sur la biodiversité agricole doivent rechercher des innovateurs locaux qui interviennent dans la gestion de la biodiversité. Les autres agriculteurs locaux connaissent généralement ces personnes. Les forces et les faiblesses des innovations des agriculteurs doivent être abordées avec les hommes et les femmes de la région pour parvenir à un accord sur la façon d’appuyer les initiatives prometteuses.
Les innovateurs locaux en matière de biodiversité doivent être intégrés comme personnes ressources dans les activités des projets, par exemple en les invitant à des ateliers ou en organisant des visites d’autres agriculteurs auprès d’eux. La promotion de la formation de petits groupements d’intérêt commun chez les innovateurs locaux constitue une bonne manière de commencer la recherche et le développement participatifs.
Les mesures incitatives (aussi bien en termes de reconnaissance que d’avantages socio-économiques) peuvent encourager les agriculteurs à innover dans la gestion de la biodiversité et à partager leurs connaissances. Ces mesures peuvent comprendre des cérémonies de remise de prix où les innovateurs locaux sont invités en tant que personnes ressources et où les variétés et races développées par les agriculteurs reçoivent une reconnaissance officielle. Souvent, les innovateurs ne sont pas intéressés par les droits de propriété intellectuelle individuels, mais plutôt par l’appréciation publique de leurs contributions.
Il est particulièrement important que les jeunes commencent à apprécier les connaissances et initiatives locales en matière de biodiversité. Certaines plantes en voie d’extinction dans la nature sont disponibles uniquement dans les jardins des botanistes locaux. Les écoliers et les jeunes doivent bénéficier d’opportunités d’apprentissage auprès de ces spécialistes locaux de la biodiversité.
Les partenariats multipartites peuvent renforcer l’innovation locale pour une utilisation durable de la biodiversité. Ils sont essentiels à la réalisation du plein potentiel du matériel génétique local. Les agriculteurs au sein de ces partenariats peuvent intégrer les connaissances scientifiques et le nouveau matériel génétique dans leurs systèmes d’utilisation des ressources. L’interaction des organismes d’appui avec les botanistes locaux permet de renforcer les capacités de ces derniers à engager le dialogue avec d’autres parties prenantes et à influencer le programme de recherche-développement.
Des enseignements pour la politique de développement
Les chercheurs, les conseillers ruraux et les responsables de l’administration locale doivent regarder au-delà des connaissances classiques et reconnaître la créativité actuelle des hommes et des femmes des terroirs dans la gestion des ressources génétiques. Les autorités locales peuvent intégrer ces initiatives dans les stratégies de développement local. Ce n’est que par la recherche et le développement décentralisés et généralisés que l’on peut accorder une attention appropriée aux variétés végétales et aux races animales qui sont localement importantes pour répondre aux besoins culturels et s’adapter aux conditions agro-écologiques spécifiques au site.
Les agriculteurs conservent non seulement des semences, mais développent également des variétés améliorées pour les conditions locales. L’amélioration participative des plantes nécessite un ajustement de la réglementation relative à la diffusion des variétés. Les variétés préférées au niveau local et dotées de caractéristiques pertinentes pour les agriculteurs peuvent ne pas être certifiées, car les variétés développées par les agriculteurs ne sont pas reconnues par la législation nationale relative aux semences.
Les agriculteurs doivent avoir voix au chapitre et être impliqués dans les recherches liées à l’agriculture et à la gestion des ressources naturelles afin que leurs connaissances et leur créativité, ainsi que celles des chercheurs formels puissent être combinées pour maintenir et développer la diversité génétique.
Fetien Abay
Mekelle University, Éthiopie
Edson Gandarillas
PROINPA, Bolivie
Pratap Shrestha
USC-Asia, Népal
Ann Waters-Bayer
ETC Foundation, Pays-Bas
Mariana Wongtschowski
Royal Tropical Institute, Pays-Bas