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Côte d’Ivoire : la fiente de poulet fertilise les cacaoyères
Au milieu des années 2000, nous découvrons un début d’adoption de la fiente de poulet dans les cacaoyères de Côte d’Ivoire et à l’est du Ghana, venant ainsi rejoindre des expériences similaires en Indonésie. La grande surprise est que cette innovation « fumure animale » passe peu par une forme d’autoproduction/autoconsommation dans les exploitations mais plutôt par le marché.
En 2010, notre observatoire cacao confirme une utilisation continue de fiente de poulet dans la région de Duékoué. L’innovation diffuse dans plusieurs régions du Sud-ouest, ce qui motive une opération de recherche spécifique à partir de 2010. La fiente de poulet va-t-elle jouer un rôle dans la production nationale de Côte d’Ivoire ? Ces dernières années, la Côte d’Ivoire ne cesse de conforter sa place de premier producteur mondial de cacao. En 2014 et en 2015, avec 1 800 000 tonnes de cacao marchand, la Côte d’Ivoire produit le double de son second et voisin, le Ghana.
Cette performance est avant tout liée à la progression des fronts pionniers au dépens des dernières forêts classées dans l’ouest du pays, à l’ouest du fleuve Sassandra, jusqu’à Danané, Man et Touba. Mais pas seulement aux dépens des forêts classées. Comme les sols de l’ouest du fleuve Sassandra sont globalement plus acides et moins favorables au cacao, les rendements s’affaiblissent. Les planteurs cherchent des solutions pour remonter la production, s’intéressent à l’engrais chimique, mais aussi à des fertilisants organiques, en particulier la fiente de poulet.
Depuis la fin des années 1990, en dehors de tout programme de développement, tant public que privé, une poignée de planteurs villageois de l’Ouest de la Côte d’Ivoire découvrent l’utilité de la fiente de poulet pour leurs cacaoyers chétifs, plantés sur des sols peu favorables. Or les élevages de poulets, semi industriels et artisanaux, se sont développés à l’Est du pays. Quelques 400 km séparent l’offre et la demande de fiente. Peu importe.
La demande progresse et fait surmonter les obstacles. Par agrégation de multiples initiatives de planteurs ou de leurs fils, se construit une véritable filière d’intrant biologique, bien visible : d’Est en Ouest, des semi-remorques de 35 tonnes sillonnent la Côte d’Ivoire pour distribuer le produit. Des centaines de sacs sont mis en dépôt à l’entrée des villages. Ni l’Etat, ni l’Industrie chocolatière n’ont investi le moindre centime dans la filière. La recherche agronomique ne s’y est encore pas intéressée non plus. Et pourtant, la croissance de la demande est exponentielle.
Au cours des années 2010, au moins 30% des planteurs à l’ouest du Sassandra utilisent de la fiente de poulet et au moins 15% de la production nationale dépend de cette fertilisation. Dans la région de Duékoué, la proportion d’adoptants approche les 80%. Voilà une filière « informelle » d’importance nationale qui a sans doute plus fait pour les cacaoculteurs et la cacaoculture que tous les projets publics et privés depuis 10 ans.
Nos premières observations concluent en 2015 à un début de révolution agroécologique initiée par les planteurs villageois. Comment expliquer une adoption aussi soutenue, en quelques quinze années, sans aucune aide extérieure ? S’agit-il bien d’une révolution agroécologique ou d’un simple épisode ? Les structures de l’Etat, l’industrie chocolatière, les bailleurs de fonds doivent-ils prendre le train en marche ?
Pourquoi y aurait-il urgence à accompagner et soutenir ces innovations villageoises ? Les questions sont abordées en plusieurs étapes. Ce texte se concentre sur l’émergence de la filière et son évolution, contribuant à l’hypothèse centrale : la fumure animale en général et la fiente de poulet en particulier amorcent une révolution agraire dans la cacaoculture, un changement radical performant de nature à reconstruire une écologie locale.
Cet article est le premier d’une série visant à apporter les éléments nécessaires à la construction d’un grand projet d’aide à l’investissement villageois dans les élevages de poulets, proposés à l’industrie et aux bailleurs de fonds institutionnels. En cohérence avec ce projet, l’hypothèse de fond est bien sûr que tout projet construit en appui aux innovations des planteurs eux-mêmes a plus de chance de réussir que des projets conçus dans les bureaux.
En l’occurrence, l’hypothèse spécifique est celle de retour sur investissements très prometteurs pour les planteurs villageois, dans ce secteur d’élevage de poulets, produisant viande, œufs, … et fiente. En termes de méthode, nous proposons ici de voyager à travers la filière et recueillir l’expertise des acteurs. Tout d’abord, il s’agit de découvrir qui sont les pionniers de la distribution de la fiente, leurs trajectoires, puis d’appréhender leurs coûts et marges susceptibles d’expliquer l’essor de la filière.
Construction de la filière « fiente de poulet », « Est– Ouest »
Daouda, 35 ans, fils de planteur d’origine malienne, est né à Agnibilékrou, dans l’Est, à la frontière du Ghana. Son père y avait émigré du Mali dans les années 1970, à la recherche d’une vie meilleure. Comme beaucoup de migrants dans cette région, Il doit d’abord travailler plusieurs années pour le compte d’un planteur autochtone, avant de gagner sa confiance et sa reconnaissance, recevoir une terre et créer sa propre plantation, vers 1975.
Vingt ans plus tard, son père part à la recherche d’une nouvelle forêt, à l’ouest de San Pedro, sur la route de Grand-Béréby, où il crée une seconde plantation. Entre les deux espaces économiques de son père, aux extrêmes Est et Ouest du pays, Daouda a donc l’occasion de traverser la Côte d’Ivoire à plusieurs reprises. En 2004, il décide de se lancer dans une activité de commerce de cola, qu’il peut acheter à Agnibilékrou et à San Pedro, et la revendre à Anyama, le marché central de la cola, près d’Abidjan.
En 2007, à l’occasion de ses achats de cola à Agnibilékrou, il remarque l’utilisation de fiente de poulet dans les champs de maïs. Se rapprochant d’un élevage de poulets, il constate que les cacaoyers environnants sont surchargés de cabosses. Il se renseigne sur les effets de l’application de fiente dans les cacaoyères. « La même année 2007, je suis aussitôt revenu voir mes parents planteurs à San Pedro / Grand-Béréby, surtout la communauté Malienne et Burkinabé, pour leur expliquer l’efficacité de la fiente de poulet.
Plusieurs planteurs me font confiance et passent aussitôt commande, mais sans donner d’avance. Une fois de retour à Agnibilékrou, je prends contact avec un éleveur de volailles pour ramasser la fiente, avant qu’il ne la brûle. A cette époque, beaucoup d’éleveurs brûlent la fiente après avoir vidé les bâtiments, pour éviter les mauvaises odeurs. Il suffit alors de donner 30 000 F CFA à l’éleveur et il vide le local de la fiente de poulet pour un chargement de 30 tonnes, équivalent à environ 1000 sacs, revenus 1750 F à Grand-Béréby ».
Les revenus bruts étaient 1. 750. 000 F CFA pendant que le coût global était de 940 000 F CFA. Le profit fait était donc de 810 000 F CFA. Daouda dit : « Avec de tels bénéfices, j’ai donc continué en établissant des contacts directs avec les éleveurs de poulets, sans intermédiaire. C’était donc de la bonne qualité de fiente, ayant fermenté plusieurs mois. Certains éleveurs avaient conservé la litière durant un an sans vider le bâtiment. J’ai envoyé des chargements de 30 tonnes sur San Pedro et Duékoué. C’est à partir de 2011 que la fiente de poulet connait un grand succès dans la zone ici, à cause des contrefaçons sur l’engrais. En effet, en 2011, un « faux engrais granulé » est vendu à 20 000 F CFA le sac, dans les villages. Les planteurs s’aperçoivent tardivement du mélange avec des cailloux. »
« Face à la demande montante, le prix du sac de la fiente passe à 2000 ou même 2500 F CFA. Plusieurs fils de planteurs autour de San Pedro se lancent alors dans le commerce de la fiente, notamment les jeunes Mossi et Dioula, et mêmes les Haoussa. De même, à Agniblékrou, constatant le départ de plus en plus fréquent de gros camions pour San Pedro et Duékoué, remplis de fiente, quelques jeunes Agni et certains jeunes migrants s’organisent en petits groupes pour contacter les grosses fermes d’élevage. Les jeunes de San Pedro et Duékoué passent par eux pour avoir la fiente facilement, sans se déplacer à Agnibilékrou ».
A partir de 2011, les différents coûts augmentent, mais les bénéfices se maintiennent fort bien sous l’effet de la demande croissante. Les nouveaux commerçants réduiraient un peu le volume des sacs, écoulant un chargement d’environ 30 tonnes sous forme de 1200 sacs vendus entre 2000 et 2500 F CFA, donnant un revenu brut de 2 700 000 F CFA, soit un profit de près 1 000 000 F CFA.
En 2014, celui qui veut se lancer dans le commerce de la fiente à San Pedro prend contact avec l’un des groupes à Agnibilékrou. Certains sont très efficaces et expédient les commandes rapidement. Beaucoup de commandes se passent par téléphone, sans se déplacer. Il suffit d’envoyer un acompte par téléphone pour faire charger un camion de 30 tonnes. Le solde est payé au chauffeur du camion à la livraison. Ainsi, en 2013 et 2014, grâce aux téléphones mobiles, les affaires se développent entre les jeunes d’Agnibilékrou et ceux de San Pedro ou Duékoué.
Un meilleur potentiel que l’engrais chimique ?
En 2014, selon Daouda, « de nombreux planteurs croient à la fiente de poulet. Les planteurs disent souvent que la fiente a un effet plus rapide que l’engrais chimique. J’ai bien sûr essayé moi-même sur une partie de mon champ. Avec une bonne application, deux fois par an, ça produit très bien ». On observe aussi différentes qualités de la fiente.
Quelques élevages se montent dans la région de San Pedro, mais ils n’offrent pas la même qualité de fiente que ceux d’Agnibilékrou. Il est plus facile d’investir dans un élevage de poulets à Agnibilékrou qu’à San Pedro. Tout d’abord, les bâtiments se louent facilement à Agnibilékrou. Autour de San Pedro, on ne trouve pas de bâtiments à louer. En second lieu, les poulets d’Agnibilékrou sont généralement mieux nourris que ceux de San Pedro. Les éleveurs d’Agnibilékrou utilisent beaucoup de maïs cultivé sur leurs propres terres ou acheté aux voisins (champs de maïs fertilisés avec la fiente). On trouve aussi plus de techniciens spécialisés, lesquels incitent les éleveurs à utiliser du poisson séché mélangé au maïs. Les éleveurs ont des moulins pour fabriquer leurs aliments. En revanche, à San Pedro, les éleveurs achètent surtout des aliments industriels.
Enfin, les éleveurs de poulets à Agnibilékrou utilisent majoritairement le son de riz comme support absorbant la fiente. Le son de riz ne semble pas présenter d’inconvénients pour les poulets. Les éleveurs d’Agnibilékrou attendent ou attendaient huit à douze mois pour vider les bâtiments. La maturation de la fiente améliore sa qualité. En revanche, les éleveurs de San Pedro utilisent la sciure de bois récupérée dans les scieries, facile à trouver mais dégageant une mauvaise odeur. L’atmosphère serait susceptible de favoriser des maladies des poulets.
En outre, la sciure pourrait provoquer des problèmes dans les cacaoyers, par exemple attirer ou introduire des chenilles. En 2014, Daouda affirme que la concurrence se renforce : « Il faut avoir de l’argent en espèce pour assurer le commerce. Par manque de moyens financiers, j’ai perdu quelques planteurs clients. Certains planteurs commandent 300 à 700 sacs. »
Un changement de discours en 2015
En 2015, le discours de Daouda évolue. Il évoque la mauvaise qualité de certains chargements de fiente venant d’Agnibilékrou. Les intermédiaires commencent à introduire de la sciure de bois et diverses matières non identifiées. Daouda doit réduire les risques et le volume des affaires. Il attend les commandes fermes d’un groupe de planteurs et retourne lui-même à Agnibilékrou pour vérifier la qualité de la fiente sur place.
A Duékoué également, les fils de planteurs lancés dans la commercialisation de fiente évoquent des difficultés croissantes en 2015, notamment les « frais de route » qui augmentent (prélèvements informels aux barrages routiers) et la baisse de qualité par mélange avec d’autres matières. A Duékoué, l’unité est le sac dit « boro », pesant de l’ordre de 70 kg de fiente, revendu 5 000 F CFA. Un fils de planteur très actif dans le commerce de fiente de poulet jusqu’à début 2015 décide d’arrêter et le justifie par une représentation de ses comptes, intégrant différents types de risques : tricheries au chargement de camion, coûts liés au crédit, si il ne dispose pas de la trésorerie nécessaire.
En 2015, Agnibilékrou et à Duékoué, les « coûts théoriques » étaient de 2 020 000 F CFA tandis que les revenus bruts étaient de 2 750 000 F CFA. Ainsi, les « bénéfices théoriques » sont arrêtés à 730 000 F CFA. Les tricheries au chargement, les voyages de préparation des commandes, les coûts supplémentaires en cas de recours au crédit, réduisent cette marge bénéficiaire.
Interprétation et esquisse de modèle familial et migratoire
La capacité du jeune Daouda à innover et monter une filière en 2013 résulte en partie de la stratégie de son père, migrant investissant ses revenus d’abusa (métayer) dans la création d’une plantation, puis réinvestissant les revenus de cette première plantation dans la création d’une seconde, à 200 ou 300 km de la première, là où il peut trouver un bout de forêt. Cette stratégie crée deux espaces économiques pour une même famille, aux extrêmes Est et Ouest du pays, ce qui favorise l’observation et l’innovation.
Le prix du sac de fiente de 70 kg à Agnibilékrou est dérisoire, encore de l’ordre de 300 F CFA en 2015. Pour l’essentiel, le prix de ce sac de fiente livré à Grand-Béréby ou Duékoué est fixé par le transport et la marge. Comme pour toute filière naissante, les potentiels de marge sont élevés. Les pionniers de la filière ont donc tout intérêt à en promouvoir l’usage. Ce sont les meilleurs vulgarisateurs. Ils n’ont pas besoin d’aide. C’est ce qui explique le boom. Cet exemple illustre aussi la nécessité pour la deuxième génération de développer des activités hors de l’exploitation.
Les enfants de planteurs aspirent à une indépendance économique qu’ils n’obtiennent pas nécessairement en restant sur l’exploitation avec le père ou même après le décès du père. La solution des décennies 1980/90 consistait à aller créer une plantation ailleurs. C’est déjà plus difficile à partir des années 2000, a fortiori au cours des années 2010. Quant à la replantation, elle est aussi difficile dans les régions « déforestées ». Tous ne peuvent pas reprendre le métier de planteur. Une des options est la diversification verticale, en avant ou en amont de la production agricole. Pour qu’un processus d’innovation fonctionne, leurs promoteurs doivent y croire et témoigner de son intérêt. Ils doivent être proches des planteurs pour gagner rapidement leur confiance. Tel est bien le cas d’un Daouda et des planteurs qui lui achètent la fiente. Ils savent que la fiente de poulet peut jouer et joue déjà un rôle dans la production de cacao de Côte d’Ivoire, malgré les freins à l’innovation notés.
Les hasards de l’histoire font que le bassin de production de volailles nait et se développe essentiellement à l’est du pays. La fiente est alors un déchet encombrant qui est brûlé. Ce sont les observations de planteurs, fils de planteurs, marchands qui amènent quelques pionniers à en deviner tout l’intérêt pour fertiliser les cacaoyères sur les sols pauvres à l’autre bout du pays. Ce sont également des planteurs, fils de planteurs, marchands improvisés qui mettent en place une filière, désormais d’importance nationale, sans un seul franc investit par l’Etat et le secteur privé. Le boom de la filière « fiente de poulet » s’explique en partie par cette capacité d’innovation générée par les réseaux familiaux et réseaux de migrants, sur deux générations, et par le principe de diffusion de l’information et promotion du produit autofinancées par les revenus du commerce.
Mais ce système mis en place par agrégation d’initiatives individuelles arrive probablement à ses limites. D’une part la région Est n’arrive plus à répondre à la demande, d’autre part la filière souffre de plus en plus de contrefaçons, manque de traçabilité, taxations.
Notre hypothèse se vérifie. L’étape suivante est donc bien la création d’élevages à l’ouest du Sassandra, à proximité de la demande. Un soutien du secteur privé et des bailleurs de fonds à cette nouvelle étape sera décisif sous forme d’un grand projet d’appui à l’investissement villageois dans les élevages de poulets. L’offre pourra se développer rapidement. La forte réduction des coûts de transport et de transaction abaissera nettement le prix des sacs, d’au moins 50%. Un sac passant de 2500 F CFA à 1000 F CFA, voire 500 F CFA offre des perspectives immenses. La proximité offrira également une meilleure garantie de traçabilité et donc de qualité de produit. Les taux de rentabilité de tels projets, reposant sur des innovations villageoises testées et confirmées par de multiples expériences, apparaissent extrêmement prometteurs. Ce premier acquis demande maintenant à être consolidé par une estimation des gains de production en cacao. Ce sera l’objet du second article.
François Ruf
Economiste au Centre international de recherche en agronomie et développement
E-mail : francois.ruf@cirad.fr
Référence :
http://www.inter-reseaux.org/publications/autres-publications/article/l-innovation-fiente-de-poulet-dans?lang=fr
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