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Valorisation des espaces colonisés par les plantes envahissantes à Djibouti : une expérience de « lutte par l’usage »
Des millions d’hectares de terres auparavant quasi désertiques ont « reverdi » au cours des dernières décennies. Certes le paysage, dans son ensemble, a changé, mais aucun arbre n’a été planté. Des plantes exotiques se sont propagées naturellement, créant des forêts denses sur de grandes surfaces. Fermiers et éleveurs locaux sont alors heureux ? Pas du tout. Ces arbres leur rendent en fait la vie insupportable, en envahissant les pâturages, bloquant routes et sentiers, obligeant même certaines communautés à se déplacer. Mais, grâce au transfert de technologie agricole, de plus en plus de personnes apprennent à tirer profit de cette nouvelle ressource.
Il fait 45° et Ali Hamad, président de la coopérative agricole de Hanlé, un quartier Dikhil de Djibouti, se repose sous un palmier nain. Il pense aux problèmes auxquels sa communauté est confrontée depuis des années. Il y a de cela trente ans, les sécheresses récurrentes ont détruit le mode de vie traditionnel de son peuple Afar nomade, qui n’a eu d’autre choix que de se sédentariser et de tirer sa subsistance dans l’agriculture.
Le gouvernement leur a alloué des terres et, grâce à l’appui d’ONG et des organisations internationales, des puits ont été creusés, des arbres plantés, des formations en techniques de production agricole ont été organisées, et une aide alimentaire lors des périodes de soudure est fournie.
Du désert à une forêt...
La majeure partie des arbres plantés sont morts et la plupart des essences autochtones ont été coupées pour servir de bois de chauffe. Les tempêtes de sable sont devenues plus fréquentes, la pauvreté des sols et le manque de connaissances techniques en agriculture se sont traduits par de mauvaises récoltes. La guerre civile a marqué la décennie 1990 et provoqué le départ de beaucoup de personnes vers la ville ou à l’étranger pour ceux qui le pouvaient.
Toutefois, la pluviométrie s’étant améliorée, d’autres ont réussi à obtenir de meilleurs rendements. L’une des essences introduites auparavant et qui avait survécu a commencé à se développer grâce aux animaux qui en mangeaient les gousses et à la capacité de l’arbre à pousser malgré des conditions climatiques peu favorables. En l’espace de quelques années seulement, une masse de fourrés épineux a recouvert de vastes étendues de terre. Dix ans plus tard, ces fourrés se sont transformés en forêts couvrant des centaines d’hectares. L’invasion de la zone par le prosopis avait commencé.
...de « mauvais » arbres...
En 2013, le prosopis avait envahi quelques 60.000 hectares dans ce petit pays. Et la moitié de cette superficie se trouve dans les environs de Handé, où le prosopis est devenu un grand problème pour la communauté, et avait envahi de grandes étendues de terres agricoles et de pâturages. Beaucoup d’autres pays sont confrontés à ce problème. On estime que la plante a envahi un million d’hectares en Éthiopie voisine, de même qu’au Kenya, au Soudan et en Australie. Deux millions d’hectares sont occupés par le prosopis en Afrique du Sud, tandis qu’en Inde l’invasion par le prosopis concerne cinq millions d’hectares. Des millions d’autres hectares sont envahis au Brésil, au Mexique, aux États-Unis, au Pakistan, au Sri Lanka, du Sénégal à la Somalie, en Afrique australe et orientale, et dans de nombreux États insulaires.
Le prosopis est classé parmi les « pires espèces exogènes envahissantes du monde » ; de nombreux pays l’ont légalement déclaré mauvaise herbe nationale.
Toutefois, le prosopis (l’arbre comme les « forêts ») produit présente de multiples vertus bénéfiques aux communautés.
Depuis les années 1990, un petit groupe grandissant de professionnels développe et promeut une approche innovante de « lutte par l’usage » comme solution gagnant-gagnant, afin de résoudre le dilemme de la prise en charge d’une essence utile mais envahissante. L’objectif est de transformer cette essence non appréciée en source de produits précieux pour participer à la réduction de la pauvreté et à l’amélioration de la sécurité alimentaire dans les zones arides, tout en réduisant ses impacts socio-écologiques négatifs.
Le prosopis : ressource précieuse ou mauvaise herbe envahissante ?
Dans les zones désertiques d’Afrique et d’Asie, l’espèce envahissante la plus distinguée est Prosopis juliflora. Il était planté en abondance dans les années 1980 dans le cadre de programmes de reboisement et a rapidement proliféré, créant ainsi un fourré dense et impénétrable dans les zones agricoles, pastorales et naturelles. Il l’emporte sur les espèces endogènes et plantes fourragères ; il est très épineux et peut bloquer routes et sentiers. Cependant, le Prosopis est très apprécié dans ses terres d’origine de l’Amérique, particulièrement pour son goût sucré et ses gousses dorées riches en protéines qui sont moulues en farine destinée au bétail ou à l’alimentation humaine. Le bois et le charbon de bois sont de haute qualité, poteaux et perches se vendent bien et le duramen, très résistant, est parfait pour parquets et meubles. Le miel de prosopis se vend à bon prix, sa résine équivaut à la gomme arabique et toutes les parties de la plante ont des vertus médicinales. Le prosopis permet de fixer l’azote qui favorise la fertilité des sols environnants, fournit ombre et abri et lutte contre l’érosion.
Histoire du Prosopis : de l’Amérique à l’Afrique
Communément appelé mesquite ou algarroba en Amérique, le prosopis s’est fait connaître à travers le monde depuis les années 1800. Considéré comme une espèce utile, à croissance rapide et résistant à la sécheresse, l’arbre pouvait fournir du combustible, du fourrage et de l’ombre. Mais, bien qu’il fût bien introduit, les connaissances locales relatives à sa gestion et son utilisation maximale n’ont pas suivi. Vers la fin des années 1990, des experts originaires d’Argentine, du Pérou et du Mexique se sont rendus en Inde afin de montrer aux populations locales les nombreuses utilisations du prosopis et moyens de le transformer, comme par exemple la mouture des gousses et le sciage des rondins souvent tordus.
Quelques années plus tard, le savoir-faire ainsi acquis sera partagé au Kenya où il s’implantera. Les politiques gouvernementales ont changé et les entreprises ont connu un essor fulgurant, environ un million de dollars US par an s’ajoutant aux revenus combinés des collectivités choisies, grâce à la vente de charbon et de la farine de prosopis. Une centrale “verte” a été construite au Kenya, elle fournit 5 MW d’électricité, en n’utilisant que le bois de prosopis suivant un modèle en cours en Inde.
En route vers Djibouti !
A partir de 2008, le transfert du savoir-faire s’est opéré à Djibouti, grâce à la vision novatrice de M. Mohamed Awale, ancien Secrétaire d’État pour l’Unité nationale et actuel ministre de l’Agriculture. L’appui du PNUD a suivi plus tard. En 2012, dans le cadre d’un programme de coopération technique, la FAO a appuyé le gouvernement en fournissant à quatre communautés des équipements et leur a assuré une formation.
En effet, des broyeuses d’origine indienne, dont les testes ont étés concluants au Kenya, sont importées et installées, ainsi que des fours à charbon améliorés. Les populations ont reçu des outils et vêtements de protection contre les bosquets épineux. Elles ont également bénéficié de formation sur la gestion desdits bosquets, le fonctionnement et la maintenance de ces nouvelles technologies pour leur permettre de mieux gérer et tirer profit de la ressource “gratuite” et sans cesse grandissante qu’est le prosopis.
La coopérative de Hanlé n’a pas hésité à saisir cette opportunité. En 2013, elle a organisé la collecte d’environ 6 tonnes de gousses sur une vaste étendue en vue de les transformer en farine. Une bonne partie de cette farine a été redistribuée aux membres de la coopérative qui en font un mélange destiné à l’alimentation de leur bétail.
Très vite, les communautés ont constaté à quel point ce dernier l’a appréciée, leurs bêtes ont commencé à prendre du poids et elles produisent davantage de lait.
La coopérative s’est particulièrement réjouie de sa première vente de 110 sacs (25kg) de farine vendus en raison de 1 500 FD pièce aux éleveurs (soit un total de presque 1 000 dollars US).
La demande a augmenté, les acheteurs faisant état du caractère nutritif de la farine, de son prix concurrentiel et du fait qu’elle est produite localement et remplace avantageusement certains aliments coûteux importés dont ils sont actuellement tributaires.
Avantages du broyage de gousses de prosopis
Lorsqu’elles ne sont pas moulues, les gousses de prosopis sont avalées directement par l’animal, non digérées, et germent sous forme de nouvelles plantes envahissantes. Pendant la saison sèche, lorsque seules les gousses sucrées sont à peu près le seul fourrage disponible, les sucres ont tendance à provoquer des caries et indigestion au bétail, causant même la mort de certains animaux et la “perte” de l’essentiel des protéines contenues dans la graine. En transformant les gousses, non seulement les animaux digèrent lesdites protéines, mais la mixture devient aussi plus facile et l’on perd quelque deux millions de graines pour chaque tonne de gousses moulues Dans les Amériques de ses origines, la farine de prosopis fait partie de l’alimentation humaine en raison de son caractère nutritif, mais on ne la consomme pas en Afrique. Pour de plus amples informations, consultez « Prosopis beans - a new source of food in dryland Africa » (www.fornis.net/system/files/Prosopis%20beans%20policy%20brief.pdf) et "Four simple steps to turn prosopis beans into a valuable food and fodder » (www.fornis.net/system/files/Turning%20Prosopis%20beans%20to%20valuable%20food%20and%20fodder.pdf).
Selon Ali Hamad, la coopérative va sûrement adopter la technologie de transformation des gousses et elle souhaite augmenter sa capacité de production vu la réussite l’expérience de l’année précédente. La coopérative investira dans l’acquisition de combustible, d’huile et de sacs vides. Elle a déjà identifié dix familles dans chacune des trois zones de collecte. Celles-ci utiliseront leurs propres économies pour acheter le sac de 10 kg à 300 FD. Si la production n’égale que celle de 2013, cela signifierait que les producteurs locaux, surtout les femmes, recevraient un total d’environ 1.000 dollars US grâce à la valeur ajoutée qu’apporte la farine des gousses de prosopis comme nouveau produit. Une communauté voisine sur Gob’aad prévoit aussi d’exploiter davantage le prosopis mais le charbon leur semble plus avantageux que les gousses. L’apiculture est également une autre voie à explorer.
Pour une gestion intégrée du paysage et de l’espace
A la suite d’une réunion entre producteurs de charbon et éleveurs, suite à mort de sept chameaux suite à des attaques d’hyènes, un accord sur la gestion future des fourrés denses de prosopis a été trouvé.
Les éleveurs ont ainsi demandé aux charbonniers, puisqu’ils coupent le bois pour obtenir du charbon, de dégager les routes encombrées de peuplements denses de prosopis. C’est là un excellent exemple de la capacité de groupes d’intérêts différents au sein d’une même communauté à s’entendre sur une approche commune de la gestion des ressources naturelles dans un environnement en perpétuelle mutation, au profit de tous.
Il ne suffit pas d’introduire de nouvelles essences ou d’autres cultures si l’on ne maîtrise pas le savoir-faire traditionnel pour leur utilisation optimale pour l’accompagner. Bien que la connaissance puisse s’acquérir avec la pratique comme le montre l’exemple ci-dessus, une technologie s’adopte plus facilement si elle répond aux besoins locaux.
L’avantage supplémentaire qu’offrent les plantes envahissantes est qu’elles sont « disponibles gratuitement » ; l’adaptation aux autres mauvaises herbes par la « lutte par l’usage » jouit d’un potentiel considérable.
Par ailleurs, ce cas montre à quel point il est possible d’adapter le savoir local par étapes, pour chaque situation, mais aussi l’importance d’avoir des professionnels du développement engagés pour s’assurer que les idées germent et éclosent chez les agriculteurs.
« Avant, nous ne savions pas quoi faire avec les gousses de prosopis, mais par la suite nous les avons moulues ; les populations ont emmené la farine à la maison, en ont fait un mélange qu’elles ont donné au bétail. Les animaux l’ont mangée de bon appétit et maintenant nous avons commencé à vendre la farine de gousses de prosopis : les gousses sont vraiment devenues notre mine d’or. » Résume Ali Hamad.
Simon Choge travaille pour Kenya Forestry Research Institute (KEFRI) [Institut de Recherche Forestière du Kenya], à Marigat, au Kenya.
skchoge2002@yahoo.com
Nick Pasiecznik travaille pour ILEIA et s’est toujours intéressé à l’agroforesterie en terres arides.
n.pasiecznik@ileia.org.