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Editorial

Des espaces agricoles viables pour une agriculture familiale durable

L’agriculture familiale joue un rôle important dans l’évolution des espaces et territoires agricoles. Afin d’optimiser l’utilisation des ressources naturelles et la gestion de l’environnement d’une manière qui convient à leurs besoins et augmente leur autonomie, les exploitations familiales développent des stratégies et adoptent des logiques d’appropriation et d’utilisation des ressources naturelles qui donnent aux espaces agricoles des caractéristiques très particulières. Les unités de paysage de chaque territoire agricole présentent des spécificités qui renseignent sur l’histoire des populations qui s’y sont succédé. Elles portent les marques des différentes séquences de l’évolution des populations qui ont contribué à les façonner.

Du pays Sérère au Sénégal, où les paysans ont élaboré un système d’assolement basé sur la rotation des cultures, au plateau Bamiléké au Cameroun, où les stratégies agricoles ont permis de faire face aux rigueurs des conditions pédoclimatiques par l’édification de terrasses pour contrer l’érosion, en passant par les régions du Sahel où le pastoralisme est l’activité principale, les espaces et paysages agricoles se caractérisent par leur homogénéité.

En pays Sérère, l’organisation de base est le village (unité d’habitation). Il est entouré de champs de case (mil, jardins maraichers, petit élevage…). Plus loin, se distinguent les champs éloignés d’arachide, de mil, les jachères et les espaces boisés à usage cultuel ou pastorale ou exploités pour leurs abondantes ressources.

Au Cameroun, la spécificité des Bamiléké repose sur l’ingéniosité avec laquelle ils ont su dompter leur milieu. En effet, les Bamiléké habitent l’Ouest du Cameroun où la pratique de l’agriculture est rendue difficile par le caractère montagneux de cette région. Pour développer leurs activités agricoles, ils ont érigé des terrasses qui optimisent l’utilisation des ressources en eaux tout en minimisant les effets de l’érosion.

Les espaces pastoraux du Sahel portent, elles aussi, la marque des peuples nomades qui ont imprimé au paysage sa structure : des étendues infinies d’herbes parsemées de quelques espèces ligneuses. Les hameaux d’habitation se confondent aux paysages à cause des matériaux de fortune qui servent à leur construction, etc.

Les exemples sont encore nombreux en Afrique et ailleurs. Toutefois, de profondes mutations s’amorcent au fil du temps et semblent affecter les éléments caractéristiques de ces espaces et parfois compromettre leur fonctionnalité.

Des espaces agricoles en profonde mutation

Les exploitations familiales ont rarement conservé une forme unique dans le temps. En fonction des stratégies paysannes, qui elles même évoluent souvent avec le temps à cause des adaptations périodiques nécessaires, les espaces agricoles changent de physionomie. Les modes d’occupation de l’espace et les systèmes agraires évoluent, généralement, d’une génération à l’autre, même si les populations tentent de conserver certaines spécificités qui continuent de les distinguer d’autres paysans d’autres régions.

Si par le passé, les mutations qui s’opéraient dans l’espace rural étaient lentes, aujourd’hui elles s’accélèrent du fait de la combinaison de nombreux facteurs. Au premier rang de ces facteurs figure l’explosion démographique qui impose un étalement des unités d’habitation (étalement urbain) et le morcellement des unités de production (réduction des surfaces cultivées). Les territoires agricoles ne sont pas bâtis sur des espaces illimités. Ils sont généralement inextensibles au moment où la population et leurs besoins alimentaires augmentent à un rythme exponentiel. En effet, l’explosion démographique accroit les besoins alimentaires d’où le recours fréquents à des moyens considérés comme « plus efficaces » pour intensifier la production.

L’introduction de nouvelles technologies et de nouveaux matériels agricoles (tracteurs, moissonneuses, etc.) et l’adoption d’intrants chimiques s’accommodent rarement avec les systèmes de production anciens souvent basés sur les approches écologiques. Les impératifs de productivité imposent souvent un étalement inconséquent des champs sans tenir compte des interrelations fonctionnelles entre les différents éléments qui composent les écosystèmes agricoles.

Le rural et l’urbain s’interpénètrent et s’influencent mutuellement. De cette interpénétration sont nées de nouvelles formes de paysages et d’espaces. Ces espaces sont le cadre du développement d’une forme d’agriculture (agriculture périurbaine) qui se nourrit des besoins alimentaires de la ville.
Les politiques environnementales, visant la protection de certains écosystèmes fragiles et des ressources naturelles, engendrent des modifications dans certains espaces. L’édification de parcs, de réserves induit des changements profonds dans les relations des populations à l’espace.

L’espace et les ressources deviennent des enjeux de taille. Les règles d’accès à la terre ne sont plus édictées prioritairement au niveau communautaire. Parfois c’est l’Etat qui s’est arrogé le seul droit de disposer et de distribuer la terre. Sous le couvert des pouvoirs publics, de nouveaux acteurs (avec des logiques d’appropriation de l’espace nouvelles) investissent les espaces agricoles et réclament leurs parts de territoire agricole (agrobusinessmen). Les litiges fonciers se multiplient.

Les relations de complémentarité entre paysans et éleveurs se sont muées en conflits ouverts alimentés par le manque d’espace et la dégradation des ressources naturelles. La multifonctionnalité qui a longtemps caractérisé les exploitations familiales est sérieusement menacée. Les réseaux sociaux multidimensionnels qui ont contribué à façonner l’espace s’effritent et cèdent la place à des unités d’exploitation isolées et fragiles.

Innover pour renforcer la fonctionnalité des espaces agricoles

En dépit des nombreuses mutations qui s’opèrent dans les espaces agricoles et qui contribuent à la fragilisation de ceux-ci, il existe des expériences positives grâce auxquelles les agriculteurs ont su tirer profit des changements pour renforcer la fonctionnalité de leurs systèmes de production.

C’est le cas au Burkina Faso, où l’introduction du système bocager, l’utilisation de technologies innovantes telles que le zaï, les cordons pierreux, etc. et l’association agriculture élevage ont contribué à relever la production et la productivité agricoles à des niveaux jamais égalés auparavant.

A Djibouti, l’introduction du prosopis pour lutter contre la désertification a eu un effet désastreux sur les activités agricoles. Planté en abondance dans les années 1980 dans le cadre de programmes de reboisement cette espèce envahissante a rapidement proliféré, et pris le dessus sur les espèces locales. Les structures végétales issues de cette prolifération (des fourrés très denses et impénétrables) se développent dans les espaces agricoles, pastorales et naturelles et compromettent toute activité.

Depuis les années 1990, un petit groupe grandissant de professionnels développe et promeut une approche innovante de « lutte par l’usage » comme solution gagnant-gagnant, afin de résoudre le dilemme de la prise en charge de cette essence utile mais envahissante. L’objectif est de transformer cette essence non appréciée en source de produits précieux pour participer à la réduction de la pauvreté et à l’amélioration de la sécurité alimentaire dans les zones arides, tout en réduisant ses impacts socio-écologiques négatifs.

Diversifier les activités dans les espaces agricoles

Le développement des zones rurales écologiquement fragiles ne peut se faire que sur la base d’une diversification des activités économiques. Ces activités doivent favoriser la préservation durable des ressources naturelles et patrimoniales.

Dans la région montagnarde de l’Oriental du Maroc, le tourisme durable, qui comprend plusieurs formes, pourrait être un des leviers de développement économique et social des territoires ruraux. Ses effets positifs sur l’augmentation des revenus des populations à travers la valorisation des filières de production agricole et artisanale, participent à l’allégement de la pression sur l’environnement. Une planification de cette activité d’une manière cohérente, participative et durable contribuerait à la protection des paysages, de la culture et au développement de nouvelles rationalités économiques qui intègrent les préoccupations de développement responsable.

Redéfinir les modalités d’accès aux ressources naturelles

Les litiges liés aux ressources naturelles sont monnaie courante dans le monde rural. Le cadre institutionnel et juridique est inadapté pour prendre en charge efficacement ces litiges. Il incombe, dès lors, de redéfinir les textes de lois et de prendre en considération les aspirations profondes des exploitations familiales pour arriver à une gestion durable des ressources naturelles et aplanir plus facilement les différends liés à l’utilisation de ces ressources.

Au Sénégal, le Conseil national de coopération et de concertation des ruraux (CNCR) préconise de redéfinir et préciser les conditions d’accès et les modalités d’exploitation des ressources naturelles. Il recommande, par ailleurs, de promouvoir une gestion concertée des ressources naturelles à l’échelle locale, en prenant en compte les spécificités régionales. Il faut, enfin, mettre en place des programmes ambitieux d’amélioration durable de la productivité de la terre et des animaux et mettre en œuvre une politique rigoureuse d’aménagement du territoire visant une meilleure répartition de la population sur l’ensemble du territoire national.

Promouvoir l’agroécologie

Avec la bonne maitrise des principes de l’agroécologie, on arrive à créer des espaces agricoles résilients capables de supporter des niveaux de production importants.

Dans les régions désertiques du Nord Mali, l’agriculture n’est possible que dans quelques rares zones où les conditions pédoclimatiques favorisent une bonne disponibilité de l’eau et de sols arables (les oasis).

Jadis basés sur les principes de l’agroécologie, les systèmes agricoles des oasiens ont sérieusement pâti de l’évolution des pratiques (intensification, introduction de nouvelles technologies inadaptées…). La dégradation des sols que cette évolution des pratiques a engendrée, a eu un impact négatif sur la production maraichère qui fait vivre une bonne partie de la population.
Sous la houlette des organismes de développement, les paysans ont réintroduit le système oasien pour renforcer la productivité et la durabilité de leur agriculture.

Le système oasien tire ses performances de l’association intégrée et harmonieuse des légumes, des arbres fruitiers et des dattiers au petit élevage. Ce système est durable et adapté aux contraintes d’aridité du climat. La gestion de l’eau est optimale. Enfin, les producteurs sont autonomes vis-à-vis des fournisseurs d’intrants chimiques (engrais, pesticides, herbicides) et des semences.

A la lisière des zones désertiques, le défi de la production agricole se pose également avec de plus en plus d’acuité à mesure que les pluies deviennent rares. Les sols, devenus pauvres à cause d’une surexploitation et d’une pression humaine sans précédent, les impératifs de produire suffisamment pour satisfaire les besoins en nourriture des populations rurales imposent de trouver des solutions à ces problèmes.

Au Sénégal, dans le département de Bambey (centre du pays), les mauvaises pratiques culturales combinées aux effets de la sécheresse et à l’explosion démographique ont conduit à l’épuisement des terres. Pour maintenir la fertilité dans leurs champs, les populations de Doutki perpétuent une pratique traditionnelle, la culture sous parc arborée. L’espèce la plus utilisée est le Faidherbia albida (Kadd en langue locale). Il contribue fortement à reconstituer la fertilité du sol. Par ailleurs, les parcs à Kadd sont d’excellents remparts contre l’érosion éolienne. La présence des kadd dans les champs réduit la vitesse du vent et par conséquent, permet de stabiliser le sol. Pour accroître l’efficacité de cette pratique, les populations y associent la rotation culturale et l’apport de fumure organique.

Conclusion !

Sous l’influence de divers facteurs (croissance démographique, explosion urbaine, révolution technologiques, etc.) les espaces agricoles naviguent d’une forme à l’autre. Cette transformation peut perturber la fonctionnalité des espaces agricoles ou favoriser l’introduction de nouvelles stratégies et logiques agricoles avantageuses. Ainsi, Comment les agriculteurs familiaux arrivent-ils à faire face aux changements dans leurs espaces et territoires ? Quelles sont les expériences innovantes où les agriculteurs ont su tirer profit des changements intervenus dans leurs espaces pour renforcer la fonctionnalité de ceux-ci ? Comment arrivent-ils à faire face à la nouvelle donne engendrée par les enjeux liés au foncier, aux ressources forestières, etc.

Quelles leçons peut-on tirer de ces expériences ? Quel type de gouvernance, de politiques et d’autres mécanismes sont nécessaires pour s’assurer que les droits et les rôles des agriculteurs familiaux dans les espaces agricoles sont respectés et valorisés ?

Ce N° 30.3 de la revue AGRIDAPE tout en mettant en exergue le caractère évolutif des espaces et territoires agricoles tentera d’apporter des éléments de réponses à toutes ces interrogations.