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Thomas Grand : « Il est nécessaire de repenser l’économie de la pêche »
Grâce à ses multiples œuvres sur la pêche au Sénégal, Thomas Grand est devenu un observateur averti de l’économie maritime au Sénégal et au-delà. Dans cet entretien, ce réalisateur qui compte plusieurs films à son actif jette un regard critique sur la gouvernance des ressources halieutiques du pays.
Monsieur le réalisateur, pouvez-vous vous présenter et nous parler un peu de votre structure ?
Je suis producteur et réalisateur de films documentaires et institutionnels. Avec mon collègue et ami Moussa Diop, nous avons monté une structure qui s’appelle Zidéoprod, depuis une quinzaine d’années. Nous travaillons au Sénégal et en Afrique de l’Ouest, surtout autour de sujets de développement. Nous créons également nos propres projets : nous réalisons des documentaires sur la pêche, la pêche artisanale en particulier. Et nous répondons aux besoins de structures, d’institutions, d’ONG qui sollicitent nos services pour réaliser des films de capitalisation, de vulgarisation, de sensibilisation autour de sujets de développement ou de programmes déjà établis.
C’est dans ce cadre que nous avons eu à collaborer avec plusieurs structures comme l’ UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), la Commission régionale des pêches, la JICA (Agence Internationale de Développement de Coopération Internationale du Japon), USAID (Comfish), etc. C’est cette connaissance transversale des réalités des pêcheurs, de la pêche artisanale et des programmes d’accompagnement qui nous donne souvent des idées à faire nos propres films. Voilà en gros notre champ d’activité.
Comment définissez-vous la pêche durable ?
La pêche durable peut se définir de plusieurs façons, mais je l’envisagerai du côté de la pêche artisanale : « une pêche durable, c’est une pêche d’outre-mer qui est pratiquée avec des techniques de pêche à promouvoir. » Il y a eu beaucoup de débats, ces dernières années, autour du monofilament, les filets en nylon, les « mbaal caas », tous ces filets qui restent en mer et qui ont un impact négatif sur la ressource.
La pêche durable renvoie d’abord à une réflexion sur les techniques de pêche mais également sur la protection de l’espace maritime côtier pour les populations de pêcheurs. Parce qu’on voit qu’entre la pêche INN (illicite, non-déclarée et non-règlementée), la pêche chalutière, la pêche industrielle ou les accords de pêche qui sont passés avec les pays étrangers, il y a beaucoup plus de difficultés au jour le jour pour les pêcheurs artisans. Donc une pêche durable, c’est aussi une pêche qui prend en compte la façon dont les accords sont passés et une surveillance plus étroite de toute la pêche côtière.
La pêche durable renvoie ensuite à une réflexion sur les pêcheries en elles-mêmes, par exemple pour le cymbium olla ou « yet » ou le « war waran », voir quelles sont les meilleures périodes pour les pêcher. Je veux parler des repos biologiques. Il faut donc reconsidérer la pêche artisanale espèce par espèce. Cela nécessite un gros travail en coordination avec les pêcheurs et leurs connaissances empiriques et leurs réalités et la recherche scientifique.
Enfin, il y a un élément très important dont on parle moins, c’est ce qui se passe au niveau des sites de débarquement et la destination des produits débarqués. Depuis une vingtaine voire une trentaine d’années, avec l’installation et la multiplication des usines de congélation qui exportent le poisson à haute valeur commerciale.
Les classes populaires ont de plus en plus des difficultés à s’approvisionner en poisson de bonne qualité.
Maintenant, il y a une nouvelle menace due à l’implantation des usines de farine et d’huile de poisson tout au long des côtes et qui ont un impact négatif supplémentaire sur les pêcheries et sur les travailleurs de la plage (commerçants, transformatrices, etc.). Et avec le boom de l’aquaculture ces dernières années, cette farine de poisson est utilisée pour alimenter le poisson d’élevage. Voilà en gros, plusieurs aspects à prendre en compte dans la définition même de ce qu’est une pêche durable dans le cadre de la pêche artisanale.
Entre vos intérêts pour la pêche artisanale et le cinéma ? Qu’est ce qui a été le plus déterminant pour vous ?
En réalité, tout est lié. Issu d’une famille de petits pêcheurs, j’ai péché avec mon papa, quand j’étais petit en Casamance, il y a une trentaine d’années.
Avec Moussa, on a eu la chance de travailler sur plusieurs films et presque dans toutes les zones de pêche du Sénégal (Guet Ndar, Joal, Mbour, Yoff, Soumbédioune, Casamance, Kayar). Et le dernier film que nous avons réalisé est très important dans la mesure où il y a eu de tels bouleversements ces dernières années, surtout dans des zones comme Joal où il y avait beaucoup de travailleurs et une économie ouest-africaine très forte en matière de produits fumés, transformés, etc.
Le « kethiakh » partait facilement au Mali, au Burkina, au Togo, au Benin, en Côte d’ivoire, etc. Il y avait un approvisionnement saint et régulier qui permettait à beaucoup de travailleurs d’avancer en partenariat avec les pêcheurs. Aujourd’hui, il y a un effondrement brutal de toute cette activité de fumage et d’exportation dans la sous région dû essentiellement à l’implantation des usines de poisson.
Nous nous sommes intéressés particulièrement au cas de Kaffountine qui était, quinze (15) ans derrière, un tout petit port de pêche avec une cinquantaine de pirogues et une trentaine de fours de fumage. Mais avec les routes de poisson financées par la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), depuis dix (10) ans, nous avons été témoins d’un boom spectaculaire et de migrations de pêcheurs, de transformateurs et de commerçants dans la zone.
C’est donc ces questions qui nous ont motivés à vouloir réaliser le film « Poisson d’or, poisson africain » sur les réalités de cette filière spéciale de la sardinelle fumée, premier aliment exporté dans les pays de la sous-région, protéine essentielle dans notre alimentation et surtout, une culture gastronomique au Sénégal.
Ce qui nous a le plus marqué, c’est que la Casamance était la dernière zone de pêche au Sénégal où il n’y avait pas encore d’usines, mais entre le moment où nous avons commencé à réaliser le film et le moment où nous l’avons terminé, deux usines se sont implantées.
Soit un intervalle de combien d’années ?
Un à deux ans ! Nous avons commencé à tourner en 2016-2017 et les usines se sont implantées en 2018. Et nous sommes retournés sur place justement parce qu’il y a eu un mouvement de mobilisation à Abéné contre l’implantation d’une usine de farine de poisson en plein cœur d’une aire marine protégée (AMP). Et ils avaient réussi à faire fermer l’usine provisoirement le temps d’une enquête publique, mais l’usine détenait une licence et une autorisation du Ministère de la pêche. Cependant, ces populations ne sont pas forcément intéressées par les questions d’emploi ou de sécurité alimentaire, mais plutôt par des questions relatives aux impacts polluants des activités industrielles.
Pouvez-vous nous parler des contraintes et défis de la pêche durable au Sénégal ?
Je pense que les premières contraintes concernent les décisions prises par nos dirigeants, surtout quand il s’agit de partage des ressources halieutiques avec des pays étrangers non pas africains mais les grandes puissances industrielles à qui des licences et des accords de pêche sont facilités. Je pense qu’il est nécessaire de repenser l’économie de la pêche, en privilégiant les pêcheurs artisans sénégalais avec beaucoup de moyens investis dans la surveillance et une sécurité accrue des pêcheurs en mer qui sont obligés, avec la raréfaction des ressources, de parcourir des distances de plus en plus longue. Et c’est dramatique.
D’autre part, il faut reconnaître une saturation du secteur avec le grand nombre de pirogues, ce qui représente un grand effort de pêche artisanale.
L’autre grande contrainte concerne les faibles moyens des services techniques de pêche. Il faut qu’ils aient les moyens d’assurer une surveillance efficiente qui permettra de démanteler cette industrialisation totale de nos plages et que leur travail ne se limite pas uniquement à remplir les permis et remettre des bons d’essence. Cette réflexion doit se poursuivre dans la sous-région parce que c’est un stock partagé. Il faut que les mesures soient harmonisées avec les pays voisins.
Pensez-vous que l’économie verte pourrait être un levier pour relever ces défis ?
Absolument ! L’économie verte est une réponse à toutes ces formes de modernité qui s’imposent. L’économie verte est, je crois, une des seules réponses, que ce soit pour les questions écologiques directes, pour l’hygiène du produit, la manière de pêcher et de débarquer le poisson ou la santé des travailleurs.
Que préconisez-vous pour arriver à verdir l’économie du sous-secteur de la pêche artisanale ?
Je pense qu’il faut envisager ces recommandations à travers trois axes principales :
Premièrement, une réflexion sur la pêche en elle-même. C’est-à-dire réguler le secteur dans sa globalité, mais surtout l’accès des industriels à nos ressources. C’est une question déterminante en ce sens qu’il est aussi du ressort de l’économie verte, de protéger ces ressources de sorte que les pêcheurs artisans soient les premiers bénéficiaires de ces stocks à reconstituer.
Deuxièmement, une réflexion sur les techniques de pêche durable. Il faut surtout essayer de trouver des alternatives pour éliminer définitivement le monofilament ou « Mbaal Caas ». Nous sommes un pays producteur de coton, donc il est possible mettre en place des industries de fabrication de filets en coton. Il faut également un changement radical des mentalités par rapport aux mauvaises techniques de pêche.
Et troisièmement, une réflexion sur la transformation des produits halieutiques. En effet, c’est un secteur essentiel qu’il devient nécessaire de révolutionner. C’est un secteur d’activités qui peut employer en grand nombre et permettre à notre culture gastronomique faite de poisson transformé d’avoir toute son essence. D’ autre part, là où l’on a besoin de combustible, on a besoin d’énergie. Et je pense que c’est là où l’économie verte prend toute sa place.
Pour retrouver un équilibre environnemental, il faut mettre en place des programmes de sylviculture, à moyen ou à long terme, promouvoir l’utilisation des bioénergies (biocarburant, biogaz) ou encore l’énergie solaire, même si les quelques tentatives n’ont pas vraiment eu de succès.
Quel sera votre message aux décideurs pour la promotion d’une pêche durable ?
Ce sera compliqué de leur adresser un seul message. Néanmoins, je formule ce message sur la question du « Yaboye » qui m’a d’ailleurs poussé à réaliser le film SOS Yaboye. Je pense qu’aujourd’hui, il est plus que nécessaire de réfléchir à la protection des ressources essentielles pour nos populations. Il ne s’agit pas que d’emplois, mais aussi de sécurité et d’avenir alimentaire. Nous sommes déjà dans une guerre alimentaire pour la moitié des Sénégalais qui se battent pour avoir trois repas par jour. Il faut également avoir une vision sous-régionale des choses, voire africaine.
Propos recueillis par Aminata Sarr Diagne
Consultante à l’UICN
Contact : aminatasarr1993@gmail.com