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Intensification sans simplification : une stratégie pour combattre la désertification
L’agriculture intensive est définie comme celle permettant d’atteindre des niveaux élevés de productivité physique, c’est-à-dire des volumes de production plus élevés par unité de surface cultivée. Impulsé par l’agriculture industrielle, l’intensification agricole peut entrainer des hausses significatives des niveaux de production, avec toutefois des conséquences négatives sur l’environnement liées à la simplification écologique des agro-écosystèmes causée par l’utilisation généralisée de monocultures dépendantes des produits agrochimiques et de la machinerie lourde. Au Brésil, dans un contexte de changement climatique, dont les manifestions déjà perceptibles sont entre autres l’augmentation de la température et la modification des modèles pluviométriques, l’utilisation d’un tel modèle augmente le risque de sècheresse et de désertification, extrêmement difficile à inverser. Dans un tel contexte, pour AS-PTA, une solution à ce dilemme se trouve dans l’approche agro-écologique qui offre le compromis idéal entre intensification et préservation des écosystèmes.
« Intensifier l’agriculture » - cette idée revient sans cesse dans les propos des
défenseurs de l’agriculture industrielle.
Pour eux, ce modèle de production est la seule façon de relever le défi critique de nourrir une population mondiale en plein essor qui devrait se stabiliser autour de 9 milliards de personnes vers le milieu du XXIe siècle. Pourtant, ce modèle n’est pas sans risques sur les écosystèmes. En effet, l’un des effets négatifs les plus alarmants de la propagation de ce modèle scientifico-technologique a été l’aggravation des processus sous-jacents de la dégradation
des terres arables, un phénomène déjà fortement exacerbé par les changements climatiques.
Compte tenu de ce scénario difficile, il y a un besoin clair et urgent d’implanter des politiques publiques mondiales capables de concilier l’intensification de l’agriculture et l’objectif d’endiguer et d’inverser les processus provoquant la dégradation des sols arables. Partant de l’expérience accumulée par l’organisation internationale ASPTA pendant plus de 20 ans dans une zone de la région semi-aride du Brésil sujette à la désertification, cet article compare deux approches d’intensification agricole et cherche à montrer comment l’approche
agro-écologique rend cette conciliation possible.
Une région de l’Agreste fertile [1]
Contrairement à la plupart des régions semi-aride du Brésil, la région de l’Agreste de la Paraíba est densément occupée par l’agriculture familiale à petite échelle. Historiquement, elle s’est établie comme la principale région de production alimentaire de la population urbaine de Paraíba.
Située entre la zone de monoculture de la canne à sucre le long de la côte et l’intérieur des terres d’élevage de bétail dans le sertão, l’Agreste a été transformée par des cycles de paysannisation et de dépaysannisation
(Silveira et al. 2010). Cette alternance a essentiellement accompagné
les intérêts également cycliques des élites rurales, car ces dernières occupaient
ou abandonnaient des parties du territoire selon qu’augmentaient ou chutaient la production à grande échelle de produits agricoles pour les principaux marchés. En raison de cette situation, il s’est répété un modèle d’occupation du territoire typique à l’espace agricole au Brésil, où les agriculteurs
familiaux se déplacent dans les zones de peu de valeur pour le capital agro-industriel et financier pour voir par la suite leurs droits menacés chaque fois que leurs terres suscitent un regain d’intérêt
pour ces industriels agricoles.
Dans un contexte marqué par les conflits constants avec les grands propriétaires terriens sur les terres agricoles et face à la fragmentation continue des cellules familiales née de la division des parcelles par héritage, l’espace disponible pour assurer la reproduction sociale et économique
de l’agriculture familiale a diminué au fil des générations. Face à ces conditions, les familles d’agriculteurs se sont vues obligés d’intensifier la production sur leur territoire, en réduisant progressivement, jusqu’à abandonner, la pratique de la culture itinérante (jachère, brulis et plantation) traditionnellement
utilisée pour restaurer la fertilité de l’écosystème.
En outre, en insistant pour que le développement agricole dépende de l’intégration des technologies exogènes permettant à l’agriculture de devenir plus intensive et donc de rattraper son retard sur l’industrie, la théorie de la modernisation qui s’est développée au Brésil après les années 1960 a joué un rôle important dans la délégitimation des actions historiques des agriculteurs dans la production et la socialisation de connaissances relatives à la gestion
des agro-écosystèmes, ainsi qu’à leur gestion des ressources naturelles.
Le développement d’une perspective multi sectorielle qui tient compte de la complexité des facteurs impliqués dans les processus de désertification qui s’étendent aujourd’hui à la région semi-aride du Brésil doit ainsi être reconnu comme une condition indispensable pour que le phénomène soit contenu et inversé. Pour cela, il faudra une révision radicale des stratégies visant
à intensifier l’utilisation des terres agricoles.
De l’intensification capitalistique...
La dynamique d’intensification préconisée par les politiques de modernisation
est passée par la subordination croissante des systèmes agricoles aux économies d’échelle réglementant le fonctionnement des marchés agro-alimentaires mondialisés, conduisant à son tour à la simplification
écologique des paysages ruraux par la propagation de la monoculture. Bien que
ce style d’intensification basée sur les entrées massives de capitaux ait entraîné une dégradation de l’environnement à grande échelle dans d’autres biomes brésiliens, il a entraîné des effets négatifs encore plus rapides et plus profonds dans la Caatinga (biome de la région semi-aride) en raison de la vulnérabilité écologique plus élevée de ses écosystèmes. Dans les milieux
naturels caractérisés par des précipitations imprévisibles comme la région semi-aride du Brésil, l’intégrité de l’infrastructure écologique est une condition indispensable pour la recomposition continue de la capacité de production biologique après les périodes de sécheresse.
Du point de vue technique, cette perte de résilience peut être perçue comme la
résultante de la génération de conditions environnementales qui combinent stress hydrique - un phénomène naturel dans les écosystèmes de la région - et contraintes nutritionnelles causées par les lourdes pertes de nutriments de l’environnement à la suite de processus d’érosion. Dans leurs stratégies biologiques évolutives, les plantes indigènes de la Caatinga ont développé
des mécanismes physiologiques capables de tolérer le stress hydrique, mais pas le stress nutritionnel. En fait, les stratégies physiologiques pour vivre avec
ces deux contraintes environnementales sont mutuellement divergentes (Resende, n.d.), ce qui signifie que même les plantes indigènes ne sont pas capables de croître lorsque les sols sont appauvris par des produits chimiques, créant ainsi les conditions de la désertification.
Les zones de la région de l’Agreste de la Paraíba où les processus de dégradation des sols sont les plus graves coïncident avec les terrains au relief plus instable et où la végétation a été considérablement réduite, laissant les sols vulnérables à l’érosion.
Dans les situations les plus graves, les horizons souterrains des sols sont exposés, compromettant ainsi les qualités physiques, chimiques et biologiques nécessaires à la croissance des plantes.
…à l’intensification basée sur la main d’œuvre
Plutôt que d’adhérer à des modèles axés sur une agriculture plus intensive à travers la production spécialisée et la dépendance structurelle vis-à-vis des marchés, l’accent mis sur les pratiques novatrices de l’agriculture familiale vise à mobiliser, à accroître et à développer la base de ressources disponibles localement. Cette approche stratégique est adoptée à travers la conversion des ressources naturelles en biens et services pour la consommation
humaine. Dans la même veine, Ploeg (2008) souligne que le modèle de production de l’agriculture familiale paysanne est structuré par la dynamique de coproduction entre les personnes et la nature.
En systématisant un ensemble vaste et diversifié de pratiques innovantes utilisées par les agriculteurs familiaux dans la région, AS-PTA a identifié trois axes stratégiques qui guident ce processus local d’innovation : 1) maintenir et valoriser la biodiversité fonctionnelle élevée dans les agroécosystèmes ; 2) accumuler et gérer les stocks de ressources ; 3) valoriser les espaces de production limités avec un potentiel de productivité biologique élevé
(Petersen, P. et al. 2002 p. 90).
Dans le même temps, la multifonctionnalité permet une augmentation de la productivité et une réduction de l’âpreté du travail manuel, car les processus de conversion supposent une intégration synergique de la main d’œuvre humaine et de l’« œuvre de la nature ».
Par conséquent, contrairement à la stratégie d’intensification capitalistique de la
production, l’intensification basée sur la main d’œuvre peut être décrite comme
une stratégie « gagnant-gagnant » dans laquelle l’efficacité économique et l’efficacité écologique se renforcent mutuellement au grand bénéfice des familles d’agriculteurs et de l’intégrité de l’environnement.
De plus grandes chances pour le développement du capital humain et l’épanouissement des femmes
Cette approche de l’intensification repose sur la main d’œuvre qualifiée, en ce sens qu’elle combine à la fois le travail physique et intellectuel. En d’autres termes, la personne qui effectue le travail prend également des décisions stratégiques. Ce caractère artisanal du travail est indispensable à l’organisation systémique et complexe des tâches et sous-tâches qui caractérisent généralement l’agriculture familiale. Toutefois, la reproduction de cette approche artisanale passe par l’apprentissage de cette connaissance et de l’amélioration continue de celle-ci grâce à des processus d’observation et d’expérimentation inspirés par l’intelligence créatrice locale.
Vu sous cet angle, contrairement aux directives techniques prescrites par des agents externes, les connaissances associées à l’agriculture familiale ne sont pas exprimées dans des règles rigides : elles sont plutôt continuellement améliorées par des processus sociaux d’innovation locale.
Avec la création continue de nouvelles méthodes de gestion des agro-écosystèmes, la dynamique de l’innovation ancrée dans le territoire et poursuivie par les agriculteurs familiaux joue un rôle important dans le développement du capital humain : la capacité autonome à organiser et à améliorer le travail quotidien. Ainsi, les processus endogènes de production
et de socialisation des connaissances fonctionnent comme des espaces sociaux
d’autonomisation. Même si cet aspect est essentiel pour un secteur social aussi historiquement marginalisé que l’agriculture familiale, il joue un rôle encore plus crucial pour les femmes agricultrices, car ces dernières sont soumises à une double forme de domination culturellement établie : leur condition d’agricultrices familiales, puis leur condition de femmes. Au fur et à mesure qu’ils se sont développés socialement et sont devenus plus complexes au niveau des thématiques, les réseaux de l’innovation agro-écologique dans la
région de l’Agreste de la Paraíba ont réussi à mobiliser plus de 1 000 femmes de façon permanente. En plus d’être expérimentatrices et protagonistes actives dans les stratégies d’intensification de la production agricole, ces femmes, à travers leurs pratiques concrètes, ont joué des rôles clés dans la problématisation et la lutte contre les inégalités sociales liées au genre et
aux diverses formes de violence dont elles sont victimes.
Plus les mécanismes d’interaction sociale entre les agriculteurs et les expérimentateurs sont actifs, plus les réseaux sociaux d’innovation deviennent dynamiques et de grande envergure en termes de portée thématique et sociale. Cette corrélation est confirmée de nombreuses façons dans la région de l’Agreste de la Paraíba et met en évidence le fait que les décisions
mises en pratique par les individus et/ou les familles dans la sphère domestique
sont fortement conditionnées par la dynamique collective de l’expérimentation
d’autres moyens d’intensifier la production agricole actuellement en cours de développement dans la région. Cela remet ainsi en cause les approches diffusionnistes traditionnellement adoptées par les entités ATER (assistance technique et vulgarisation rurale), tout en renforçant l’importance des cadres institutionnels structurés au niveau territorial pour la gestion des ressources,
qu’il s’agisse de ressources tangibles (semences, biodiversité, eau, terre,
travail, etc.) ou intangibles (connaissances, normes, valeurs, etc.).
Le rôle des cadres institutionnels sur le territoire
L’expérience d’AS-PTA en matière de conseil aux organisations d’agriculteurs familiaux issues de la région de l’Agreste de la Paraíba montre que les réseaux locaux d’innovation deviennent catalysés lorsque l’expérimentation par les agriculteurs est valorisée socialement et soutenue institutionnellement.
On en voudra pour preuve les processus de création et de consolidation
de l’Union de Borborema et du Pôle des organisations d’agriculteurs familiaux,
impliquant 15 syndicats d’ouvriers ruraux, une association régionale d’agriculteurs agro-écologiques et 150 organisations communautaires de base. Agissant comme une instance de gestion politique et organisationnelle
de ces réseaux de l’innovation locale au niveau territorial, le Pôle joue un rôle décisif dans la médiation des dynamiques sociales impliquées dans
l’intensification agro-écologique avec les organismes officiels. Ainsi, le pôle exécute et influence directement l’élaboration d’un large éventail de programmes et de politiques publiques cohérentes avec son objectif stratégique de renforcement de l’agriculture familiale.
L’un des aspects particulièrement importants des activités du Pôle est lié au fait
que les politiques publiques mobilisées pour fomenter la dynamique du développement rural sont mises en œuvre grâce à des initiatives sociales décentralisées axées sur la gestion des biens communs.
Contredisant la fameuse hypothèse de The Tragedy of the Commons (tragédie
des biens communs) (Hardin 1968), les initiatives d’action collective développées dans la région de l’Agreste de la Paraíba démontrent la capacité de l’agriculture familiale à construire et à maintenir des configurations institutionnelles qui sont adaptées localement à la gouvernance et à l’utilisation efficiente et durable des ressources rares indispensables à l’intensification
de la production fondée sur la main d’œuvre.
Par conséquent, les configurations institutionnelles avec les résultats les plus positifs doivent émerger des actions collectives qui utilisent la base de ressources du territoire lui-même. Ces approches peuvent donc être cultivées par des incitations publiques qui libèrent les capacités créatrices et les potentiels collectifs permettant de développer l’auto-organisation de manière
autonome. D’un autre côté, les politiques et programmes conçus selon le paradigme de la modernisation publics ont tendance à entraver, voire bloquer complètement, l’émergence d’institutions de l’agriculture familiale axées sur la gestion économique et écologique des ressources du territoire.
Éclairées par des directives techniques contrôlées par les agents de l’État ou les
marchés, la gestion des exploitations agricoles tournées vers le commerce favorise la formation de milieux sociaux dominés par l’individualisme et la concurrence, créant ainsi les conditions de la matérialisation de la Tragédie des biens communs (Tragedy of the Commons). En fait, cette situation peut être considérée comme une des principales raisons de la propagation du processus de désertification dans la région semi-aride du Brésil.
Agriculture familiale paysanne et intensification agro-écologique
L’agriculture familiale paysanne est la forme institutionnelle la plus adaptée
pour reproduire les styles de développement agricole basés sur l’intensification
sans simplification. Son organisation du travail se concentre sur la valorisation durable de la base de ressources disponibles localement. Grâce à des mécanismes de régulation sociale typiques à l’agriculture paysanne, comme la réciprocité et l’aide mutuelle, et en raison de la nature artisanale du travail en question, une variété de ressources sont libérées pour le processus de production et utilisées avec soin et parcimonie sans la nécessité d’être assujetties, sous quelque forme que ce soit, aux règles du marché.
L’expérience dans la région de l’Agreste de la Paraíba démontre que, même dans des conditions hostiles, l’agriculture familiale peut agir positivement vers l’inversion des processus de désertification en occupant l’espace agricole avec des paysages construits culturellement et qui satisfont aux objectifs économiques, écologiques et sociaux de la société en même temps.
Toutefois, l’augmentation à l’échelle sociale et géographique des initiatives de ce genre exige l’ouverture d’espaces permettant à l’agriculture familiale de développer ses capacités latentes. Cela suppose, tout d’abord, la démocratisation de l’espace physique à travers la réforme agraire qui amplifie l’échelle territoriale de la gestion des ressources naturelles dans le cadre de
la gestion de l’agriculture familiale. Il faut également aller au-delà du paradigme de la modernisation dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques.
Cela passe par l’institutionnalisation de l’approche agro-écologique chez les institutions de l’État afin que celles-ci puissent interagir avec les réseaux socio-techniques ancrés sur le territoire et nécessaires pour que les effets « déclencheurs de l’innovation locale » restent actifs.
Enfin, l’expérience relatée ici met en évidence le fait que l’intensification de la
production économique sans simplification écologique des agro-écosystèmes utilisés est à la fois possible et indispensable pour combattre efficacement la désertification.
À cette fin, l’on doit reconnaître que ce problème socio-environmental dramatique a peu de chances d’être résolu par les initiatives réductionnistes des organismes de réglementation de l’État ou par les mécanismes
de marché qui usurpent les droits territoriaux des communautés rurales.
Paulo Petersen
Coordinateur exécutif d’AS-PTA
Email : paulo@aspta.org.br
Luciano Marçal da Silveira
Conseiller technique à AS-PTA
Coordinateur de Forte Project
Email : luciano@aspta.org.br
Adriana Galvão Freire
Conseiller technique à AS-PTA
Email : adriana@aspta.org.br