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Opinion- Pour la reconnaissance de la paysannerie dans le système international des droits de l’homme

Le processus d’établissement d’une déclaration sur les droits des paysans et paysannes et autres personnes travaillant dans les zones rurales vise à créer un instrument au niveau international des droits humains, pour améliorer la promotion et la protection des leurs droits et attirer l’attention sur les menaces et la discrimination subies par la paysannerie et la population engagée dans la production alimentaire à petite échelle dans le monde entier.

Le projet actuel de déclaration est en cours de négociation au sein du Groupe de Travail Intergouvernemental, à composition non limitée (OEIWG pour ce sigle en anglais), sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Ce Groupe de Travail fait partie du Conseil des Droits de l’Homme à Genève et fut créé en septembre 2012 par la résolution 19/21.

La troisième session du Groupe de Travail a eu lieu entre les 17 et 20 mai 2016 à Genève, avec l’ambassadrice de la Bolivie comme présidente-rapporteuse depuis le début des sessions. Des dizaines de représentants, hommes et femmes, des paysans, des communautés de pêcheurs, des peuples autochtones, des éleveurs et des travailleurs ruraux de toutes les régions du monde se sont réunis pour défendre le projet de déclaration, ainsi que de nombreuses ONG et experts.

Comment sommes-nous arrivés à la situation actuelle ?

Le projet actuel de déclaration est le fruit du travail effectué par La Via Campesina (LVC) depuis plus de 15 ans, appuyé par FIAN (FoodFirst Information, Action Network et le CETIM (Centre Europe Tiers Monde) , avec le soutien d’autres mouvements sociaux. Ce processus opte pour une stratégie unique : faire reconnaître la déclaration par l’ONU, faire accepter une gouvernance internationale du système des droits humains basée sur des enjeux émanant des mouvements paysans de base.

2000-2004 : Le SPI (Serikati Petani Indonesia), syndicat indonésien membre de LVC établit les premiers contacts à Genève dans le but de rechercher la reconnaissance et l’institutionnalisation de droits pour la paysannerie.

2004-2008 : Trois rapports sur les violations des droits des paysans sont rédigés par LVC et FIAN puis présentés au sein de la Commission des Droits de l’Homme en 2004, 2005 et 2006. LVC commence alors le projet de rédaction d’une déclaration avec son groupe de travail des droits humains. En juin 2008, se tient à Djakarta la Conférence Internationale des Droits des Paysans, avec la participation d’une centaine des délégués paysans et paysannes de La Via Campesina et d’un millier de membres de SPI. La Déclaration des Droits des Paysannes et Paysans de La Via Campesina voit le jour. La Vème Conférence Internationale de Maputo approuve la Déclaration et le CCI la valide en mars 2009.

2008-2012 : Travail au sein de l’ONU. Lors de la crise alimentaire, l’Assemblée Générale de l’ONU à New York et le Conseil des Droits de l’Homme à Genève interrogent LVC sur les mesures à prendre pour s’attaquer à la crise. LVC y répond par sa Déclaration comme étant l’outil indispensable pour la lutte contre la faim et la discrimination de la paysannerie partout dans le monde. En 2009, le Conseil des Droits de l’Homme a mandaté le Comité Consultatif en vue de réaliser un étude sur la discrimination dans le contexte de la promotion du droit à l’alimentation En mars 2012, le Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme présente son Étude sur la promotion des droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales.

Le Comité recommande au Conseil des Droits de l’Homme de créer un nouveau mandat au titre des procédures spéciales afin de renforcer la promotion et la protection des droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales et d’élaborer un instrument international. La Déclaration sur les droits des paysans, adoptée par le Comité Consultatif et inspirée largement de celle de LVC a pour but de servir de modèle à cet instrument. En septembre 2012, les 47 États membres du Conseil adoptent la résolution historique 21/19 qui établit le premier OEIWG ayant pour mandat de négocier, finaliser et présenter un projet de déclaration de l’ONU sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales, avec 23 États votant en faveur, 9 contre et 15 abstentions.

2013 -2017 : La première session du groupe de Travail s’est déroulée en juillet 2013. Une première lecture de la Déclaration est faite, ouvrant un débat auprès de nombreux pays et sous la forte pression des pays du Nord qui contestent le mandat de rédiger une telle déclaration. Cette première session se conclut par la recommandation de rédiger un nouveau texte en vue de la deuxième session.
En juin 2014, la résolution 26/26 fut adoptée avec 29 votes en faveur, 5 contre et 13 abstentions et le mandat du deuxième Groupe de Travail fut prorogé. Il s’est ensuite réuni pour la deuxième session en février 2015. La troisième résolution sur ce dossier -30/13, fut adoptée avec 31 votes en faveur, 1 contre et 15 abstentions tout en confirmant la poursuite des négociations en 2016 et 2017.
La troisième session de l’OEIWG s’est déroulée en mai 2016, avec une lecture du nouveau projet de déclaration. Les pays du Nord continuent à refuser l’adoption de cet instrument mais des voies de dialogue se sont ouvertes. La position de l’UE évolue lentement et pour la première fois accepte, dans les conclusions du rapport, de se sentir concernée par ceux qui se trouvent en situation de vulnérabilité.

Ce dernier Groupe de Travail à été marqué par le fort soutien d’autres organisations de producteurs et productrices, notablement le Forum Mondial des Peuples Pêcheurs (WFFP), l’Alliance Mondiale des Peuples Autochtones Transhumants (WAMIP), le Conseil International des Traités Indiens (CITI), le Réseau des Organisations Paysannes et de Producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), l’Union Internationale des Travailleurs de l’Alimentation, de l’Agriculture, de l’Hôtellerie-restauration, du Tabac et des Branches Connexes (UITA) et la Fédération Internationale des Mouvements d’Adultes Ruraux Catholiques (FIMARC), entre autres. La Via Campesina et les autres organisations ont fait un total de 64 interventions contre 5 lors de la première session en 2013. Il a été conclu qu’une révision du texte aura lieu avant la prochaine session en mai 2017.

Quelles positions défendons-nous ?
80% de la population mondiale souffrant de la faim vit dans des zones rurales. Actuellement, 50% de ces personnes se consacrent à l’agriculture paysanne et 20% d’entre elles sont des familles sans terre qui survivent comme locataires ou ouvriers agricoles mal payés. Pas moins de 70% de ces personnes sont des femmes qui travaillent principalement dans l’agriculture.

Les principales causes de cette discrimination et vulnérabilité ont un lien direct avec les luttes fondamentales et historiques de La Via Campesina. C’est pourquoi nous défendons les droits suivants :
Le droit à la terre et aux autres ressources naturelles, y compris le droit à utiliser les terres non productives, la reconnaissance de la fonction sociale de la terre, la régulation des acteurs non étatiques et les obligations extraterritoriales des Etats, le « territoire », la réforme agraire, la limitation ou l’interdiction des grands domaines et la concentration excessive de la propriété foncière, l’obligation pour l’ Etat de donner la priorité aux paysans dans l’accès aux terres publiques, la création d’un patrimoine agricole public inaliénable, la suppression de la discrimination pour l’accès à la terre, la création de zones / territoires paysans.

Le droit à un revenu et à des moyens de subsistance décents, y compris le droit à un niveau de vie suffisant. L’obligation des États de : réglementer les marchés, interdire le dumping et les monopoles, maintenir des prix justes et rémunérateurs pour la production agricole ; protéger l’accès aux marchés, la vente directe, la production, l’échange et la transformation artisanale des produits des paysans au moyen de normes différenciées et adaptées ; l’achat et la vente de la production paysanne à des prix équitables, le droit à déterminer le prix et le marché des obligations de production agricole des Etats afin d’assurer la stabilité de l’emploi et des revenus suffisants.

Le droit aux semences et la biodiversité, y compris le droit des paysans d’utiliser, de cultiver, de réutiliser, de conserver, de développer, d’échanger, de transporter, de donner et de vendre leurs semences ; de rejeter les brevets sur les semences et la biodiversité ; l’obligation des États de promouvoir et de soutenir les banques de semences paysannes et leur conservation in situ, d’interdire les OGM et de limiter l’utilisation des semences industrielles, de respecter les obligations extraterritoriales avec référence spécifique à la régulation du développement des acteurs non étatiques comme les entreprises transnationales ; ces dispositions devraient également s’appliquer à la reproduction animale.

Le droit à la souveraineté alimentaire, y compris le droit à un modèle de développement dans lequel les paysans peuvent choisir les modes de production, distribution et consommation d’aliments d’une manière telle qu’elle valorise et améliore les conditions sociales et de travail au sein des systèmes agricoles et alimentaires. Dans ce modèle de développement, les paysans et paysannes ont le droit de diriger les bien communs et de participer à des politiques publiques afin de mieux réglementer les systèmes agricoles et alimentaires.

Le droit d’accès à la justice et l’arrêt de la répression et de la criminalisation des organisations et syndicats paysans ; La définition de la paysannerie et d’autres personnes travaillant dans les zones rurales, y compris la référence à l’ "agriculture paysanne" ; la relation spéciale des paysans avec la terre et le territoire, non seulement de nature économique, mais aussi culturelle et sociale ; la paysannerie pratiquée comme fondement de l’agriculture familiale.
Les droits des femmes rurales y compris l’approche substantive de genre ; les obligations des Etats à prendre des mesures pour interdire la discrimination, de jure et de facto, envers les femmes rurales ; pour garantir l’accès à la terre, aux semences, à l’eau, à toutes les ressources naturelles et aux crédits, la participation à la conception des politiques rurales et de l’aide au secteur rural, afin d’éviter la féminisation de l’insécurité et de la pauvreté rurale.

Quelles sont les positions des pays de l’UE ?

Au début du processus, l’Union Européenne s’est illustrée comme étant un bloc refusant d’entrer dans les discussions et la négociation d’un tel instrument, tout comme les États-Unis et d’autres pays industrialisés. Contrairement aux déclarations des Etats au niveau régional de l’Amérique Latine et les Caraïbes, de l’Asie et de l’Afrique, une partie de l’UE n’est toujours pas en faveur de cette déclaration, car elle estime que de nouvelles normes internationales ne sont pas nécessaires et nie la reconnaissance de la paysannerie comme sujet politique ou titulaire de droits.

En argumentant cela, l’UE ne donne aucune valeur à la relation intrinsèque historique entre ceux et celles qui produisent la nourriture pour leur subsistance et celle de leur communauté, et la gestion, conservation et préservation de la nature et de la biodiversité, qui sont inséparables dans le modèle paysan mais sont divisibles dans la logique d’exploitation, de marchandisation et de privatisation des ressources naturelles sans compter la spirale de la violence qui en découle. L’UE ne reconnaît pas non plus la vulnérabilité systématique des paysans et paysannes au sein d’un système économique basé sur le libre échange et la compétition.

La position commune évolue toutefois, passant du rejet de tous les pays de l’UE lors du vote sur la première résolution en 2012 à une position d’abstention généralisée en 2015, comme résultat de la mobilisation de nos organisations. La volonté de certains Etats de s’engager plus positivement n’a pas été effective et il est dommage que, après trois années de débat, aucun pays de l’UE n’ait encore inclus la question dans son agenda de travail international.

Des pays comme l’Espagne, le Portugal, le Luxembourg et l’Irlande se sont mis à l’écoute de nos revendications et ont partagé nos préoccupations en déclarant plusieurs fois qu’ils l’acceptent. D’autres comme l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas continuent d’avoir des réserves mais se sont aussi montrés motivés pour avancer dans les discussions. Le Royaume-Uni reste le pays qui attaque le plus la déclaration.

Nos gouvernements européens doivent encore comprendre que nous avons aussi en Europe des gens se consacrant à la conservation des semences traditionnelles, aux marchés locaux, à la transformation artisanale des aliments, à l’entretien des forêts, des eaux, de la pêche durable, à la transhumance et aux soins des animaux dans le but de maintenir les territoires de manière durable. Or leurs droits ne sont pas respectés.

L’enjeu est la préservation de nos peuples ruraux, des connaissances ancestrales, des pratiques agroécologiques et d’un mode de vie paysanne dans la dignité. Ce modèle est attaqué par la logique dominante du marché, la répression et la criminalisation sociale, le démantèlement des réglementations publiques en matière agricole, l’accaparement des terres et la violence généralisée envers la nature et les femmes. Malgré la réticence des pays occidentaux, les travaux du troisième Groupe de Travail réuni à Genève se sont achevés sur un soutien global au processus par les Etats présents.

La prochaine étape sera un quatrième Groupe de Travail, au printemps 2017.
Nous préparons d’ores et déjà plusieurs dates pour mobiliser les Etats, mais aussi les organismes intergouvernementaux ainsi que les activités programmées avec nos organisations et alliés. D’ici cette date, il est très important de poursuivre le travail de plaidoyer et de mobilisation auprès des gouvernements nationaux ainsi qu’à Bruxelles et à Genève.

La Via Campesina

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