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Comment amplifier l’agroécologie ?
« L’agroécologie est un processus, et en tant que tel, elle ne saurait être parfait d’un seul coup. Lorsqu’on franchit la première étape, on sait qu’on avance. » En ces termes, Jowelia Mukiibi, agricultrice ougandaise, a su à la fois saisir l’essentiel de la transition agroécologique et retenir l’attention du public, soit plus de 70 personnes représentant trente organisations ayant produit des travaux remarquables sur l’agroécologie dans le monde entier.
En mai 2016, dans le cadre d’un besoin de partage des connaissances, l’AgroEcology Fund (AEF) et l’Alliance pour la Souveraineté Alimentaire en Afrique ont réuni des organisateurs locaux, des défenseurs et des donateurs, afin de mettre en commun leurs expériences et idées sur les moyens d’amplifier l’agroécologie. L’AgroEcology Fund constitue un consortium de fondations progressistes engagées à proposer des solutions agroécologiques partout dans le monde. Ces échanges ont été initiés en Ouganda pour favoriser une meilleure compréhension des efforts actuels et futurs d’amplification de l’agroécologie, mais également pour savoir comment l’AEF pourrait mieux appuyer ces efforts.
Grâce à des activités créatives organisées en petits groupes, telles que la création d’affiches, des exercices de théâtre, des visites de terrain, des manifestations publiques et diverses autres méthodes d’apprentissage dynamiques, un riche ensemble de connaissances mises en commun a été établi dans le but d’amplifier l’agroécologie. Nous partageons ici quelques-unes des analyses les plus complètes effectuées durant la réunion de quatre jours.
Renforcer les organisations agricoles
Le renforcement des organisations agricoles est fondamental dans l’amplification de l’agroécologie, car elles peuvent ensemble créer un mouvement populaire capable d’influer sur les mentalités et les politiques. De solides et réelles fédérations agricoles peuvent donner aux réseaux d’agriculteurs la possibilité de s’exprimer et de défendre leurs droits. L’apprentissage entre agriculteurs constitue le meilleur moyen de renforcer les organisations, car ils peuvent développer en toute confiance les connaissances tirées des expériences.
Les femmes en première ligne
Les femmes constituent une source importante de connaissances agroécologiques.
La valorisation et la promotion de ces connaissances devraient par conséquent être au coeur de toute stratégie d’amplification. Il est possible de placer les femmes au premier plan, en veillant par exemple à ce qu’elles jouent un rôle de leader dans les organisations agricoles, en les associant aux campagnes et en soutenant leurs luttes afin qu’elles puissent tirer des enseignements de l’expérience des autres agriculteurs et bénéficier de possibilités de formations technique, politique et économique.
L’Association Coréenne des Femmes Paysannes (Korean Women Peasant Association) a montré comment certaines de leurs membres, après une visite d’échange avec des agricultrices en Thaïlande, ont pu considérablement développer leurs compétences et acquérir une confiance en soi. Leur expérience montre également que l’agroécologie permet de lutter contre la discrimination sexuelle, notamment lorsque la formation pratique est associée à la formation politique.
Créer des relations directes avec les consommateurs
La population urbaine est l’un des principaux facteurs de changement dans la transition
agroécologique. L’instauration d’une relation directe entre les consommateurs et les agriculteurs permet à ces derniers de leur vendre directement divers produits et de recueillir des commentaires précieux sur leurs produits. Le Collectif Agroécologique
de l’Equateur (Agroecological Collective of Ecuador) a organisé une campagne nationale visant à promouvoir des « paniers communautaires » composés d’aliments produits de manière saine et agroécologique, destinés aux familles urbaines à faible revenu. Ces relations se révèlent particulièrement fructueuses lorsqu’elles sont ancrées dans la culture locale, organisées aux termes d’une initiative commune et dans le respect des valeurs communes entre les consommateurs et les producteurs, et accompagnées de mesures de sensibilisation.
Renforcer les écoles d’agroécologie
Les écoles d’agroécologie dans le monde représentent un moyen efficace pour amener les gens, notamment les jeunes, à s’intéresser à l’agroécologie. Les écoles d’agroécologie reposent considérablement sur le principe de l’apprentissage entre pairs chez les agriculteurs, valorisant ainsi les connaissances locales, et comprennent
souvent des processus d’apprentissage réciproques entre les décideurs et les groupements d’agriculteurs. L’Association des Ouvriers Paysans du Nicaragua (Peasant Workers Association of Nicaragua (ATC)), le Forum des Petits Producteurs Biologiques du Zimbabwe (ZIMSOFF), entre autres, ont fait part des enseignements
tirés de leurs écoles. D’après leurs conclusions, les écoles doivent être autonomes vis-à-vis du gouvernement et des universités et produire de meilleurs résultats lorsqu’elles sont gérées par des organisations agricoles. De nombreuses écoles performantes ont été créées au niveau régional ou national, avant d’être reproduites au niveau local par des agriculteurs qualifiés.
Partager les connaissances
Le partage des connaissances sur l’agroécologie entre agriculteurs constitue un important moyen de diffuser les pratiques. Ce système s’avère particulièrement efficace si le partage des connaissances est basé sur la sagesse locale et ancestrale, respecte les valeurs, les principes et la culture des communautés agricoles et répond à des besoins concrets. De nombreux participants ont reconnu que les exemples concrets, contrairement aux hypothèses théoriques, constituent le meilleur moyen de partager les connaissances.
Appuyer le travail sur le terrain et le documenter
Le soutien aux communautés agricoles sur le terrain peut leur permettre de diagnostiquer leurs problèmes et d’en faire une priorité, d’identifier et d’analyser les principes agroécologiques et de participer à des réseaux d’apprentissage, favorisant ainsi l’émergence et la diffusion d’exemples localisés. Afin de réaliser des changements systémiques à grande échelle, il est indispensable de présenter et de diffuser des expériences pratiques réussies, de tirer des enseignements de ces activités et de trouver les moyens de les optimiser. La présentation et la diffusion des informations attestent de l’efficacité de l’agroécologie, permet de recueillir des recommandations en faveur de changements dans les politiques et renforce le mouvement agroécologique.
Plaidoyer
Un changement durable nécessite l’intégration de l’agroécologie dans les cadres politiques, suivant un processus ascendant. L’établissement d’un dialogue avec les autorités locales et nationales sur les moyens de soutenir l’agroécologie comme instrument de lutte contre la faim, la pauvreté et la dégradation de l’environnement
peut se révéler très efficace ; de même que la sensibilisation de la population aux lois en vigueur (à la fois favorables et hostiles à l’amplification de l’agroécologie) et aux moyens à mobiliser pour exiger la protection de leurs droits par le gouvernement. Une sensibilisation efficace permet de mobiliser l’opinion publique en faveur de l’agroécologie. Les campagnes de sensibilisation sont généralement efficaces lorsqu’elles s’accompagnent d’une large collaboration entre les agriculteurs, les chercheurs et les organisations de la société civile, mais également de l’intégration des femmes et des populations autochtones. Les activités de sensibilisation doivent également s’appuyer sur la documentation relative aux pratiques agroécologiques réussies et être soutenues par une recherche rigoureuse.
La Vía Campesina a souligné la nécessité de soutenir les agriculteurs dans la défense de leurs droits, plutôt que de se contenter de les représenter. L’organisation
renforce la capacité des agriculteurs à plaider pour leurs droits, en facilitant leur participation active aux réunions (nationales et internationales) et aux dialogues politiques, par le biais d’une formation préalable.
Communiquer et tendre la main
La communication et la sensibilisation sont indispensables de l’agroécologie, car il est nécessaire de démontrer que celle-ci représente le système alimentaire de l’avenir. Les militants ont constaté que l’humour et les références culturelles peuvent être des moyens efficaces de communication. Pour balayer les affirmations émanant des acteurs de l’agroalimentaire, des données et des recherches fiables s’avèrent utiles pour sensibiliser les gens à l’agroécologie. Les réseaux sociaux, les ressources multimédia, les films documentaires et l’élaboration des programmes d’enseignement ont été cités comme étant de puissants outils de sensibilisation.
Résister et transformer
De nombreuses campagnes reposent sur le modèle de résistance à l’agriculture industrielle, au pouvoir des multinationales sur les ressources productives et aux politiques marginalisant les petits exploitants agricoles. L’agroécologie offre des solutions dynamiques et positives qui envisagent un nouveau système agricole par le biais de la transformation de l’éducation, de la science, de la culture et des politiques. Etant donné que l’agriculture industrielle constitue davantage une entrave qu’un soutien aux productions des familles paysannes, de nombreux participants ont reconnu son incompatibilité avec l’agroécologie. La promotion d’un type de transformation de l’agroécologie s’avère donc essentielle.
Créer un nouveau discours
L’élaboration et la communication des messages se sont révélés être des éléments clés de l’amplification de l’agroécologie, car cette dernière, contrairement au système industriel, repose sur un ensemble de valeurs complètement différents concernant l’alimentation, la nature et les personnes. Une session spéciale a été consacrée à la réécriture du discours sur l’agroécologie. Selon les conclusions de la session, ce discours doit partir du principe que l’agroécologie est une vocation viable, et non un signe de recul. Le discours doit clairement faire ressortir que l’agroécologie est en mesure de garantir l’emploi, le revenu et le bien-être, l’aborder comme un système de connaissances à part entière et la présenter comme un processus continu de transition.
Mettre au point des moyens efficaces de collaboration
D’après plusieurs participants, l’amplification de l’agroécologie nécessite l’engagement de différents acteurs pouvant mettre en commun leurs expériences et leurs connaissances. Cet objectif peut être atteint grâce à des coalitions inclusives. De telles coalitions nécessitent de clarifier le rôle de chaque partenaire, d’élaborer un ensemble de principes fondamentaux pour permettre aux partenaires de bien travailler ensemble et de créer des outils de résolution des problèmes. Il s’agit là de certaines des principales conclusions tirées par GRAIN, ETC Group et La Vía Campesina, qui ont collaboré à la protection des systèmes semenciers paysans. Différents participants ont appelé à éviter la dépendance économique entre les partenaires au sein d’une coalition.
Flexibilité des fonds
L’amplification de l’agroécologie nécessite le financement de plusieurs organisations. Etant donné que l’agroécologie s’inscrit dans des contextes très différents et complexes, les participants ont souligné le besoin de flexibilité tant du côté des bénéficiaires que des donateurs, permettant ainsi l’adaptation des plans et stratégies. Ils ont indiqué que les systèmes de financement devraient inclure le financement de base à long terme destiné à atteindre le milieu populaire. En ce qui concerne les résultats, les donateurs ne devraient pas trop mettre l’accent sur les résultats quantitatifs, mais plutôt sur des changements qualitatifs obtenus grâce à des relations flexibles, fondées sur la confiance avec les bénéficiaires. En principe, le financement de l’agroécologie repose sur des valeurs communes entre les donateurs et les bénéficiaires, revêt un caractère régénérateur, soutient la transformation sociale et les changements au niveau des politiques et s’effectue à l’échelle territoriale ou régionale.
Les réflexions présentées s’inspirent de plusieurs années, et parfois même des décennies d’expérience. La mise à disposition d’un espace de partage de ces enseignements entre les militants et les praticiens ainsi qu’avec les donateurs a, selon les termes d’un participant, rendu cette « rencontre historique ». Dans le cadre de l’amplification agroécologique, davantage d’échange et de documentation s’avèrent certainement nécessaires pour mieux comprendre les contributions respectives de la pratique, de la science et des mouvements.
Cependant, les connaissances collectives et la dynamique de partage établies lors du partage des connaissances en agroécologie contribueront incontestablement
et encore longtemps à la transition agroécologique.
Janneke Bruil, Jessica Milgroom
Contacts : j.bruil@ileia.org - j.milgroom@ileia.org
Les auteurs de cet article collaborent avec ILEIA, le Centre d’apprentissage sur l’agriculture durable. Elles ont conçu et animé la réunion de partage des connaissances en agroécologie tenue en Ouganda, en mai 2016, aux côtés des co-animateurs Daniel Maingi et Daniel Moss (AFE).
Cette contribution a été parrainée par l’AgroEcology Fund
QU’EST-CE QUE L’AMPLIFICATION DE L’AGROÉCOLOGIE ?
La notion d’« amplification » de l’agroécologie était le thème principal de la mission de partage des connaissances en Ouganda. Ce terme a été choisi par opposition au terme « intensification », qui évoque une linéarité et une reproduction préétablie, contrairement à la façon dont l’agroécologie se développe le mieux.
Selon Olivier De Schutter, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, l’amplification des expériences agroécologiques est « aujourd’hui le principal défi », en raison notamment de ses nombreuses contributions pour répondre aux défis posés par la faim, la pauvreté, la perte de biodiversité et le changement climatique. Les participants à la réunion de partage des connaissances considèrent l’amplification de l’agroécologie comme une transformation des systèmes alimentaires, plutôt qu’une dissémination pure et simple d’un ensemble de techniques de production alimentaire.
En effet, elle favorise de nouvelles formes d’échanges économiques et place l’agrobiodiversité, la lutte pour la terre, le contrôle des semences, l’agriculture locale et les connaissances en commercialisation (en particulier celles des femmes) au coeur de ce processus de changement. L’amplification de l’agroécologie a été considérée comme un processus à long terme dirigé par les mouvements sociaux, mais qui englobe tous les acteurs du système alimentaire, y compris les consommateurs. Etant donné que l’agroécologie est considérée comme un processus continu de transition, à l’exception de l’objectif général de transformation des systèmes alimentaires dans le monde entier, son amplification ne présente pas d’objectif final prédéterminé.