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OPINON : « Pauvreté chronique, la véritable cause de la dégradation des sols en Afrique »
La dégradation des terres agricoles résulte de causes diverses. Entre autres causes on peut citer la surexploitation due à l’accroissement de la population, mais aussi l’expansion des villes. Dans cet article, le docteur Emile N. Houngbo, Enseignant-Chercheur à l’université d’Agriculture de Kétou (UAK) au Bénin, considère la pauvreté comme principale cause de la forte pression sur les terres agricoles. Il fait une analyse de deux théories, celles de Thomas-Robert Malthus, ainsi que celle d’Ester Boserup pour ensuite tirer des conclusions sur la relation entre la fertilité des sols et la situation socioéconomique des ménages paysans.
L’un des constats aujourd’hui est la surexploitation des terres agricoles ; une surexploitation qui conduit, dans la plupart des cas, à la perte des principales fonctions utilitaires des sols. Il s’agit notamment des fonctions de support de l’agriculture, de l’élevage, des forêts et de préservation des avantages éco-systémiques.
L’expansion des villes et les changements climatiques sont indexés comme étant les causes de cette réalité déplorable. Mais, si l’on fait recours aux diverses situations observées en Afrique par suite de l’accroissement démographique et de la pression sur les terres agricoles, les constats ne sont pas les mêmes. Dans certains cas, la pression démographique a induit une amélioration des techniques de production et par ricochet l’amélioration de la productivité des sols. Des techniques de conservation des terres, telles que la jachère, les plantations, l’agroforesterie et les plantes de couverture (Mucuna pruriens, Aechynomene histrix, Senna siamea, Gliricidia sepium, Leucaena leucocephala, …), ont été adoptées pour améliorer durablement la fertilité des sols. Cet effet positif de la pression foncière sur les sols agricoles a été observé au pays Bamiléké au Cameroun et dans le district de Machakos au Kenya. Dans d’autres cas en revanche, c’est une situation contraire qui a été observée. La pression démographique a conduit plutôt à une dégradation accentuée des terres qui ont perdu leur potentiel agricole. Cet effet négatif de la pression foncière sur les sols agricoles a été observé au Yatenga au Burkina Faso, au pays Sérère au Sénégal et sur le plateau Adja au Bénin. On se demande quelles sont les explications théoriques de ce phénomène d’interaction population-sols agricoles ?
Des explications théoriques controversées
L’influence de la pression démographique sur les sols, la production agricole et l’environnement demeure controversée. Elle a focalisé dans le temps l’attention d’un certain nombre de courants de pensée. Selon le cas, l’accroissement de la population a été perçu soit comme un obstacle, soit comme un moteur de développement agricole. Parmi ces courants de pensée, on retient essentiellement la thèse des « pessimistes » pour qui la croissance démographique engendre surtout des conséquences négatives, et celle des « optimistes » qui ont une vision favorable de la croissance de la population. La première catégorie est représentée par le Religieux anglais Thomas-Robert Malthus et les néo-malthusiens, tandis que la seconde est représentée par la Sociologue danoise Ester BOSERUP. Ces deux catégories de théories traitent essentiellement des relations de la pression démographique avec l’agriculture, l’utilisation du sol et la production alimentaire.
En effet, dans son célèbre ouvrage intitulé « An Essay on the Principle of Population » paru en 1798 et traduit en français en 1963 par le Docteur Pierre THEIL sous le titre « Essai sur le principe de population », Malthus présente la croissance de la population comme un danger. Si rien ne gêne son accroissement, la population augmente à un rythme géométrique alors que la production alimentaire croît à un rythme arithmétique. Lorsque la population dépasse un certain seuil, le surplus s’élimine, par exemple par les famines. Ainsi, la difficulté de se nourrir est un obstacle constant à l’accroissement de la population humaine. Cette position de Malthus qui ne porte que sur la production agricole sera généralisée par les néo-malthusiens et étendue à l’environnement. Les néo-malthusiens donnent une nouvelle version de la théorie malthusienne en précisant qu’une population trop importante dégrade l’environnement, les sols et les moyens de sa production agricole. Cette population migre lorsque la famine menace, déplaçant le problème dans d’autres régions. L’un des tenants du discours néo-malthusien est Hardin (1968) qui avance qu’un espace fini ne peut supporter qu’une population finie : quand la population augmente, les biens, les ressources ou les produits alimentaires par habitant diminuent jusqu’à atteindre zéro. On peut aussi citer Keyfitz (1991) pour qui « la destruction écologique de la planète ne dépend que du nombre absolu d’individus qui y vivent ».
En 1965, la sociologue danoise Ester BOSERUP publie un ouvrage intitulé « The Conditions of Agricultural Growth », traduit en français sous le titre « Evolution agraire et pression démographique » (BOSERUP, 1970). Ce livre est largement cité dans la littérature relative à la population et à l’environnement ou au développement. BOSERUP montre à l’opposé de Malthus que c’est l’accroissement démographique qui est le principal facteur de changement en agriculture. Elle souligne que si la fréquence des récoltes augmente sur une surface donnée sous l’influence de la croissance de la population, la technologie agricole change dans le sens de l’amélioration des terres, de la productivité et de la production agricoles. Pour BOSERUP donc, la pression foncière engendre des effets positifs sur les sols, l’agriculture et l’environnement.
Commentaire des deux positions théoriques
A l’analyse des deux thèses ci-dessus présentées et au regard de la situation en cours en Afrique, on ne peut conclure à l’évidence d’aucune d’elles. Si la plupart des situations démographiques et alimentaires d’Afrique donnent l’allure malthusienne, il y a tout de même des cas qui justifient la position de BOSERUP comme les cas du district de Machakos au Kenya et du pays Bamiléké au Cameroun (JOUVE, 2004). MILLEVILLE & SERPANTIE (1994), après analyse de l’évolution agraire dans diverses régions d’Afrique, constatent-ils aussi que cette évolution n’a pas été univoque. L’enseignement tiré par ces auteurs de cette évolution non univoque est que le facteur démographique, s’il est important, n’explique pas tout.
En fait, les deux courants de pensée "malthusien" et "boserupien" expriment plus une corrélation observée entre la pression démographique et la production agricole qu’une relation de causalité entre elles (LOCATELLI, 2000) ; ce qui justifie leur validité au plan macroéconomique, mais une certaine inconsistance à expliquer certains constats au plan microéconomique. Ils considèrent que le lien entre la population et l’environnement est direct et réciproque. Mais, avec le temps, il se révèle qu’aucune de ces deux théories n’est vérifiée dans tous les cas de figure où l’on a affaire à une forte pression foncière. La bonne raison qui justifie que ces théories n’expriment pas une relation de causalité pourrait se trouver dans les cas d’évolutions différentes observées dans des conditions de forte pression foncière, même si nous nous limitons au continent africain. Dans certains cas, le schéma de BOSERUP a été vérifié, pendant que d’autres cas répondent plus à la théorie malthusienne. A cet effet, Jouve (2004) cité plus haut rapporte deux cas d’évolution du système de production agricole qui répondent au schéma de BOSERUP. Au Pays Bamiléké au Sud-Ouest du Cameroun, certains « quartiers » ayant une densité de la population avoisinant les 1000 habitants par km² arrivent à produire des surplus pour alimenter les villes de Douala et de Yaoundé. C’est aussi le cas du district de Machakos au Kenya où la croissance de la population au cours de plusieurs décennies s’est accompagnée d’une incontestable intensification agricole et d’une amélioration de la gestion des ressources du milieu.
En revanche, il rapporte que l’évolution de l’état des ressources naturelles au Yatenga (Burkina Faso) sous l’effet de l’augmentation de la pression foncière ou celle du Pays Sérère au Sénégal confirment de façon assez manifeste une dynamique de type malthusien. L’accroissement de la pression foncière s’est traduit par une surexploitation du milieu et une dégradation de l’environnement, mettant en péril la durabilité de l’agriculture.
Proposition d’une nouvelle explication
La question qui se dégage est de savoir s’il est encore possible de présager en Afrique où la population galope, d’une évolution généralisée suivant la thèse plus optimiste de BOSERUP (1970) et à quelles conditions. C’est pour répondre à cette préoccupation que Houngbo (2008) a développé une nouvelle thèse, en prenant appui sur l’analyse temporelle de 122 ménages sur le plateau Adja au Sud-Bénin. Il s’est agi d’une revue des explications théoriques existantes et d’une analyse empirique sur le plateau Adja de l’évolution de l’état de bien-être sur la période 2000-2007 et des relations avec la mise en œuvre des pratiques agricoles des terres.
Cette thèse développe une position théorique intermédiaire entre la théorie de Malthus et celle de BOSERUP. Elle démontre qu’en situation de pression foncière, l’état de bien-être des producteurs est plutôt un déterminant important du développement des pratiques agricoles améliorantes et de l’amélioration de la productivité des sols. La situation en cours sur le plateau Adja, où le taux de pauvreté chronique est élevé (28,7 %), suit le spectre malthusien. La figure 1 indique l’interaction entre la pression foncière et la mise en œuvre des pratiques agricoles de conservation des terres, en fonction de l’état de pauvreté chronique au sein des producteurs agricoles.
Figure 1 : Relation entre la pression foncière et la productivité agricole (d’après HOUNGBO, 2008)
Conclusion
La pression foncière n’induit pas ipso facto le changement technologique, l’amélioration de la productivité des sols et le développement agricole. Le spectre de Malthus et la vision optimiste de Boserup représentent les situations extrêmes engendrées par un fort taux de pauvreté chronique dans le premier cas et un faible taux de pauvreté chronique dans le second cas. La mise en place de conditions favorables à l’amélioration des conditions de vie ou la juste rétribution des producteurs agricoles sont nécessaires pour que ceux-ci développent une agriculture durable, protectrice des sols et respectueuse de l’environnement.
Dr Emile N. HOUNGBO
Agroéconomiste
Université d’Agriculture de Kétou (UAK)
Chef du Département d’Economie et de Sociologie Rurales,
05 BP 774 Cotonou, Benin
E-mail : enomh2@yahoo.fr