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Cohabitation entre agrobusiness et activités pastorales dans le Delta du Fleuve Sénégal : le cas Senhuile
Au Sénégal, le foncier est actuellement une des ressources les plus convoitées pour plusieurs raisons. Il constitue un moyen d’accès au logement, d’exploitation agricole, d’exploitation financière, de représentation identitaire et/ou culturelle, etc. Les enjeux liés à son exploitation et les défis que doivent relever ses usagers deviennent plus que jamais des questions qui interpellent les acteurs autour du développement à travers le monde.
Au Sénégal, le foncier est actuellement une des ressources les plus convoitées pour plusieurs raisons. Il constitue un moyen d’accès au logement, d’exploitation agricole, d’exploitation financière, de représentation identitaire et/ou culturelle, etc. Les enjeux liés à son exploitation et les défis que doivent relever ses usagers deviennent plus que jamais des questions qui interpellent les acteurs autour du développement à travers le monde.
Dans le Delta du Fleuve Sénégal, la situation foncière est plus que jamais préoccupante. L’exploitation agricole y est devenue une réalité, l’agriculture familiale reste toujours le socle de l’économie alors que la gouvernance est de plus en plus fragile dans la zone. Dans la commune de Gnith, la présence de Senhuile a posé l’enjeu de l’accès au foncier et sa représentation par des acteurs sociaux.
D’un côté, les pasteurs dont l’activité est dépendante de la disponibilité de l’eau et du pâturage s’érigent en défenseurs contre la pression foncière qui selon eux contraint l’activité pastorale.De l’autre, les agrobusiness et certains partisans d’agrobusiness locaux qui prônent l’exploitation efficiente des ressources sans menacer d’autres activités socio-économiques telles que le pastoralisme.
Si, l’accaparement des terres par Senhuile est un constat de visu, il faut préciser que les conflits qu’engendrent cette exploitation agricole sont du ressort des stratégies des acteurs au regard du contexte de la gouvernance locale fragile.
Profil socio-historique de Senhuile
Senhuile Sa est une entreprise gérée par une co-entreprise entre Tampieri Financial Group, Italie et Senethanol Sa, basée à Dakar. Le projet Senhuile a connu un long processus d’implantation dans la vallée du fleuve Sénégal. Son démarrage a été non seulement controversé, mais oppose les pasteurs locaux aux bailleurs.
Cela est à l’origine de conflits socio-politiques, entrainant ainsi des difficultés liées à l’implantation du projet. De Fanaye jusqu’à la réserve naturelle de Ndiael qui comprend les collectivités locales de Gnith, Diama et Ronkh, l’implantation de Senhuile fut un événement que les pasteurs ne voulaient pas entendre.
Le 26 octobre 2011, un conflit opposant les forces de l’ordre et la population locale, fait état de deux morts et plusieurs dizaines de blessés. Le projet fut donc suspendu la même année à Fanaye. Dès 2012, avec le changement de régime, le projet est transféré dans les communes de Gnith et de Ronkh situées au cœur de la réserve naturelle de Ndiael qui est traditionnellement destinée à l’élevage pastoral.
Un domaine national entre enjeux agricoles et défis de gouvernance
Senhuile Sa est implantée au cœur de la réserve naturelle de Ndiael depuis 2012. Cette zone est connue dans le Delta comme étant celle de repli pour les pasteurs locaux dont les activités nécessitent l’accès suffisant à l’eau et au pâturage.
Vu son statut (domaine national), l’ Etat jouit de la liberté d’affecter les terres de la réserve, scénario que les pasteurs ont du mal à comprendre et à accepter. Dans leur logique, le contrôle de la réserve par une autre partie, participe davantage à contraindre le pastoralisme et leur empêche d’être au cœur de la gouvernance locale.
Dans une interview, un pasteur avançait ceci :
« …chaque régime, depuis les années 2000, se fixe une ambition sur les terres de Ndiael, selon l’intérêt de sa clientèle politique de la zone ».
Rapports entre pasteurs et agrobusiness
Les rapports entre acteurs locaux en contexte d’agrobusiness ne sont pas tendres. Ils sont encore plus conflictuels entre pasteurs et partisans de l’agrobusiness. Les entretiens réalisés auprès des acteurs cibles (pasteurs et partisans d’agrobusiness) ont davantage édifié sur les rapports conflictuels. Quant à la partie agrobusiness, les rapports avec les pasteurs bien que conflictuels, doivent être apaisés pour l’intérêt de tous. Selon un des responsables de Senhuile.
Il faut que les deux activités coexistent pour mieux gérer le foncier et participer ensemble au développement durable de la zone. La Chargée des affaires sociales) affirmait ceci : « si nous étions là dès le début d’implantation du projet, nous allions procéder autrement avec les pasteurs pour apaiser leurs colères.
Cette situation conflictuelle avec les pasteurs, principaux acteurs de la zone, ne participe pas à la dynamique de l’entreprise ». Cette dernière rencontre des problèmes liés à sa gestion interne. Le personnel administratif n’est pas stable et les ressources humaines sont souvent venues de l’étranger, ce qui fait que l’entreprise maitrise moins les réalités socio-économiques voire politiques de la zone.
Senhuile- Senethanol à l’épreuve de la représentation sociale
Senhuile-Senethanol, deux concepts qui font référence à la production de biocarburant (selon les discours reçus par les pasteurs), ressources jugées par les populations autochtones néfastes, et pour l’homme et pour son environnement. Un pasteur rencontré dans la zone avançait ces propos : « Senhuile n’a aucune utilité pour nous car nous ne savons même pas ce qu’on va cultiver avec ce projet agricole. Apparemment Senhuile, c’est pour la production du vin ? On n’en a pas besoin ! ».
Le pasteur a une perception d’avance négative de Senhuile. Et, celle-ci est
un construit socialisé dès le départ chez les pasteurs qui, dans leurs stratégies d’adaptation, l’occupation spatiale reste déterminante pour leurs activités. Après la perception d’avance négative de Senhuile par les pasteurs, le projet constitue un véritable obstacle pour le pâturage.
Dans la commune de Ronkh plus précisément à Médina Mountaga, Nadiél 1 et Nadiel 2, les exploitations de Senhuile entravent au quotidien l’élevage pastoral. Ce dernier, n’a plus des terres de pâturages comme l’exige le pastoralisme. Les pasteurs des villages cités précédemment s’inquiètent des dimensions prises par les aménagements de Senhuile. Un des leurs, interviewé, disait ceci : « nous assistons à une colonisation de nos terres. Et ce qui étonne aussi est que Senhuile aménage sans consulter quiconque et sans dire quand est-ce que ces aménagements vont s’arrêter ».
Le pasteur considère le foncier comme étant un bien personnel et qu’il doit être informé de son exploitation. Aussi, faut-il souligner que la particularité de la réserve de Ndiael est qu’elle sert aussi de refuge à l’agriculture familiale menacée par l’avènement des exploitations à grande échelle dans toute la vallée. Les pratiques hybrides des activités économiques font que, même les pasteurs s’investissent dans l’agriculture familiale. D’où l’enjeu pour eux de conserver le foncier tout le temps.
S’adapter pour mieux résister : de nouvelles stratégies d’adaptation des pasteurs en contexte d’agrobusiness
Les pasteurs, dans leur repositionnement, utilisent le foncier comme une ressource négociable. Le caractère extensif du pastoralisme rend cependant cette négociation difficile car seuls l’espace et l‘eau garantissent au pastoralisme son épanouissement.
Les pasteurs de Ndiourki 1 et Ndiourki 2, l’ayant compris, n’hésitent pas à utiliser les canaux d’évacuation d’eau de Senhuile pour l’abreuvage de leurs bovins, ovins et caprins. Dans les logiques des pasteurs, au lieu de voir simplement le projet comme une menace au pastoralisme, il faut le considérer plutôt comme atout dont il faut tirer profit en s’adaptant.
Ces logiques permettent non seulement aux pasteurs d’éviter d’être en position « d’acteurs conflits », mais aussi de garder le territoire d’attache qui joue plusieurs fonctions pour un pasteur. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’adaptation aux menaces de l’agrobusiness sur le pastoralisme varie d’un pasteur à un autre et selon les logiques et objectifs des uns et des autres. Dans le cas de Senhuile, même si son implantation menace le pastoralisme, l’enjeu du foncier dans la réserve de Ndiael reste l’élément déterminant dans l’explication de conflits qui éclatent entre pasteurs et partisans de l’agrobusiness.
Fibres identitaires : d’autres stratégies pour attirer de la médiation
Les pasteurs, avec leur système économique vulnérable, se sont fragilisés d’avantage face aux agrobusiness qui détiennent des capitaux considérables et sont capables de soudoyer les plus réticents et de les entrainer dans leurs activités. Dans leurs stratégies d’appropriation foncière, les pasteurs sont donc obligés de trouver des approches susceptibles de pallier leur faible capacité financière face aux agrobusiness.
Les stratégies offensives autour des fibres identitaires pour ne pas dire ethniques restent parmi les plus efficaces. C’est ainsi qu’une structure du nom de Comité des 37 villages de Ndiael fut créée en 2012 pour défendre les pasteurs face à l’accaparement des terres par Senhuile.
Le président du comité disait ceci : « vue que ni l’Etat, ni les autorités locales ne nous garantissent pas la disponibilité du foncier pour notre bétail, nous sommes obligés de nous battre jusqu’au bout pour que Senhuile ne prenne pas toutes nos terres, seules ressources qui nous permettent de survivre ». La principale mission de ce comité est de défendre les terres de pâturage et l’agriculture familiale de la zone.
La gouvernance face à l’enjeu foncier dans le Delta
« Le foncier est de plus en plus encadré par des règles internationales. Certaines prétendent à la valeur d’obligation (convention 107 et 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones), d’autres sont déclaratives (Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts, approuvées par la Comité de sécurité alimentaire mondiale).
Certaines sont en cours d’élaboration (projet de Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, préparé par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies » . Néanmoins, son exploitation équitable reste toujours un défi majeur que la gouvernance à toutes les échelles doit relever pour réconcilier les sociétés.
Dans le Delta du fleuve et dans la Commune de Gnith, la gouvernance locale est fragilisée à cause de l’enjeu foncier. Les acteurs locaux comme les pasteurs et agropasteurs, dans leurs différentes positions sur la gestion de la gouvernance, fustigent celle-ci dans la Commune de Gnith. Ils disent ignorer les termes de références par lesquels la Commune, l’ Etat sénégalais traitent avec les promoteurs des agrobusiness, ont trouvé un accord pour l’implantation de Senhuile et la gestion foncière en général.
Leurs positions sont confortées par celles d’un des anciens dignitaires de la Commune (ancien PCR) de Gnith. A ce propos, il disait : « même si nous étions impliqués au début de l’implantation de Senhuile, nous nous rendons compte qu’actuellement, le projet est sans interlocuteur au niveau local . Vous savez que dans ces genres de situations, il faut que chacun préserve ses terres, seules ressources pour les agropasteurs. Vu que l’Etat et les élus ne garantissent plus la gouvernance foncière, les populations autochtones sont obligées de se lever pour défendre leurs terres ».
L’enjeu du foncier dans la commune de Gnith oblige donc les acteurs locaux en général à s’approprier la gouvernance pour défendre leurs intérêts communs face aux agrobusiness. Les pasteurs en particulier, pour résister aux accaparements de Senhuile, déploient des stratégies de gouvernance.
Les exploitations de Senhuile ayant envahi les campements de pasteurs (comme Ndiourki, Diagane wodabé, Bélibambi), les circuits de pâturage s’effectuent dans l’espace déjà exploité en vue de maintenir l’accès aux surfaces déjà affectées à Senhuile. Les pasteurs visent, dans leurs stratégies, à contrôler l’espace et à s’adapter à la cohabitation avec Senhuile.
Samba Mamadou SOW
Doctorant en Socio-anthropologie du Développement, Université Gaston Berger/SENEGAL
Contact : sowsamba40@live.fr, ssamba090@gmail.com, Tél
Bibliographie :
Ancey Véronique et Monas Georges., Le pastoralisme au Sénégal, entre politique « moderne » et gestion des risques par les pasteurs : In : Tiers-Monde. 2005, tome 46 n°184. La question alimentaire en Afrique : Risque et politisation (sous la direction, de Pierre Janin et Charles-Edouard de Suremain) pp. 761-783
Alpan, Réseau Africain d’analyse des politiques d’élevage, « Politiques et programmes globaux de développement de l’élevage en Afrique : problèmes, contraintes et actions »
Atlas des évolutions des systèmes pastoraux au sahel, 1970-2012
Colloque « Eléments de stratégie pour le développement agro sylvo-pastoral au SAHEL », éditions F.A.P.S (Formation en Aménagement Pastoral Intégré au Sahel), Dakar Décembre 1989, 117p
D’Aquino, Patrick, 2002. Géographe, CIRAD, « Le local entre espace et pouvoir : pour une planification territoriale ascendante »
FAYE Bernard, 2005, « Élevage et pauvreté : un nouvel agenda pour une recherche pluridisciplinaire »,
SOW Samba, 2015 « Etude de la dynamique d’appropriation foncière des pasteurs en contexte d’agrobusiness », 141p
THÉBAUD Brigitte, « Le foncier dans le sahel pastoral », Situation et perspectives
TOURE Oussouby, 2014, « Les limites du concept de groupe vulnérable en matière de sécurité foncière »