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Agriculture, biodiversité et communautés : une équation plausible ?

En 1905, Einstein a publié la plus célèbre équation du monde : E=mc2. Cette équation est devenue depuis lors un principe fondamental. Aujourd’hui, plus de cent ans après cette découverte, il est temps de proposer une autre équation comme principe fondamental du 21e siècle : A=bc2 : Agriculture (A) égale biodiversité (b) multipliée par communautés (c) au carré (communautés rurales et communauté mondiale dans son ensemble). S’il est vrai que l’avenir de la biodiversité agricole s’avère très prometteur, la libération de son potentiel nécessitera une profonde transformation de la politique agricole, des pratiques et du partage des connaissances.

La biodiversité agricole englobe les espèces, variétés et races de cultures, d’animaux d’élevage et de poissons, la biodiversité des sols et les pollinisateurs, ainsi que la diversité des systèmes de production et des paysages agricoles. Elle est à la base de la nourriture que nous consommons. La biodiversité agricole porte également sur la façon dont, au cours des générations, les populations ont tiré parti de leur compétences et connaissances accumulées en s’appuyant sur le milieu naturel et toute sa diversité pour exploiter, développer et préserver ces ressources naturelles et leurs produits (les graines qui poussent dans nos cultures vivrières, le bétail et les poissons, la diversité biologique sauvage qui vient en appoint aux fonctions clé de l’écosystème agricole, la diversité des paysages, les agriculteurs eux-mêmes et les systèmes de connaissances). L’agriculture est tributaire de la diversité biologique. Elle constitue l’ADN du paysage agricole, au sens propre comme au sens figuré, et la pierre angulaire de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, de l’adaptation au changement climatique, de la conservation et des moyens de subsistance durables. Toutefois, dans la pratique, la plupart des systèmes agricoles et alimentaires mondiaux détruisent cette même biodiversité dont ils dépendent, et ce à un rythme effréné. Le contrôle des ressources génétiques est de plus en plus placé entre les mains des sociétés transnationales. L’accès des agriculteurs à ces ressources est menacé.

Biodiversité industrielle ?

L’un des grands débats dans les centres de biodiversité agricole tourne autour du choix entre la méthode de l’« économie des terres » (land-sparing) et celle du « partage des terres » (land-sharing). En d’autres termes, doit-on séparer l’agriculture des écosystèmes naturels ou intégrer ces deux éléments ?

Les partisans de l’économie des terres prônent l’agriculture industrialisée intensive. Pour défendre leur thèse, ils mettent en avant l’augmentation de la productivité à l’hectare, ce qui permet d’épargner la terre au bénéfice de la nature et de la conservation de la biodiversité. Cette approche n’a pas réussi à nourrir la majorité de la population rurale mondiale. Elle a provoqué la pollution et l’appauvrissement d’énormes quantités de ressources naturelles et de la biodiversité, ainsi que le déplacement de communautés locales.
De plus, l’homogénéisation des systèmes agricoles a aggravé la vulnérabilité des cultures et du bétail aux effets du changement climatique, aux ravageurs et aux maladies. Les récentes épidémies de grippe aviaire et porcine viennent nous rappeler clairement cet état de fait. L’approche du partage des terres ne sépare pas la biodiversité de l’agriculture, mais reconnaît les liens intrinsèques qui existent entre les deux. Cette approche s’appuie sur le potentiel productif de la biodiversité agricole combiné avec les connaissances, cultures et compétences des agriculteurs. Lorsque l’approche du partage des terres est traduite en politique et soutien à la mise à l’échelle, elle pourrait sauvegarder la biodiversité de notre système alimentaire et agricole et réduire le risque de dépasser (encore) les limites de notre planète et de compromettre l’avenir de l’agriculture.

Petits exploitants, énorme potentiel

Selon la FAO, plus de 1,5 milliard de personnes, rien qu’en Asie et en Afrique subsaharienne, dépendent des petites exploitations agricoles familiales pour leur survie. Ces agriculteurs ont droit à des moyens de subsistance durables dans les régions où ils vivent actuellement, et les pratiques agroécologiques reposant sur la biodiversité peuvent leur apporter une stratégie pour faire valoir ce droit.

Les exploitants familiaux sont, souvent par défaut, les gardiens de la biodiversité. Cette réalité se constate particulièrement chez les personnes vivant dans la pauvreté, dans la mesure où le recours à des systèmes agricoles résilients constitue le choix le plus logique pour eux. Ce constat est manifeste dans la Région du Deccan en Inde. De nombreux agriculteurs familiaux qui vivent sur des terres marginales où les effets du changement climatique et les pressions de sélection sont les plus importants sont devenus de véritables spécialistes locaux dans l’identification des espèces et variétés de cultures à même de résister aux chocs et aux stress. Dans cet exercice se distinguent les femmes et les agriculteurs plus âgés actifs dans la culture et l’élevage. Ils participent à la conservation des races du terroir et des variétés traditionnelles en s’appuyant sur les espèces sauvages et en sélectionnant leurs caractéristiques favorites et d’adaptation au fil des générations.

En tirant parti des capacités naturelles d’un écosystème agricole diversifié, ces agriculteurs familiaux dépendent moins des intrants (chimiques) externes. Les pratiques agro-écologiques sont également bien adaptées au contexte des petits exploitants, car la main d’œuvre est souple et s’oriente vers l’optimisation des moyens de subsistance plutôt que vers l’optimisation de la production.

Toutefois, les droits des agriculteurs à développer, à protéger, à échanger et à commercialiser leurs races locales et variétés traditionnelles sont menacés. Sous la pression des conventions et accords commerciaux internationaux tels que l’UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales), de nombreux gouvernements ont commencé à accorder des droits de propriété intellectuelle sur les semences aux sociétés transnationales.
La législation exige de plus en plus la stabilité, l’uniformité et la distinction des semences vendues et échangées. Les variétés locales utilisées par les agriculteurs ne remplissent souvent pas ces conditions en raison de leur haute variabilité génétique. Cette situation menace la biodiversité, le patrimoine culturel et les droits des agriculteurs tout en étouffant l’innovation et le développement que ces accords prétendent stimuler.

Des connaissances pour la transformation

Globalement, la biodiversité jouit et s’enrichit d’un éventail de pratiques et d’initiatives enracinées localement. Ensemble, elles forment les ingrédients de la transformation du système actuel vers des systèmes qui, basés sur la biodiversité agricole, seront agro-écologiques, solides, pérennes et axés sur les agriculteurs. Toutefois, une telle transformation ne se fera pas par hasard. Pour comprendre les facteurs susceptibles de catalyser le changement à grande échelle, il s’avère essentiel de procéder à l’analyse d’études de cas et de tirer les enseignements de nouvelles expériences réussies en matière de mise à l’échelle.

Au cours des deux dernières années, un réseau d’organisations et de particuliers du programme de connaissances agrobiodiversity@knowledged a commencé à étudier certaines questions relatives à la transformation de notre système alimentaire et le rôle de la création, du partage et de la promotion de l’utilisation des connaissances sur la biodiversité agricole à différents niveaux. Nous avons constaté qu’il semble y avoir une sorte de « maison de verre » qui empêche les nombreux exemples positifs dans le monde de prendre racine à plus grande échelle. La mise à l’échelle comprend le volet horizontal (diffusion des pratiques) et le volet vertical (adoption dans les politiques et par les institutions). Les membres du réseau ont identifié cinq thèmes interdépendants à partir desquels ils peuvent enclencher un changement positif : les marchés et le commerce ; les politiques et la gouvernance ; les semences, les races et la technologie ; les plates-formes d’information et la résilience des communautés.

Catalyser le processus de mise à l’échelle

Pourquoi le changement aboutit-il à la transformation dans certains systèmes ou régions, mais pas dans d’autres ? D’après Michael Commons [1] , les normes culturelles et sociales font partie des barrières les plus tenaces. De nombreuses expériences démontrent le rôle capital de l’interaction entre chercheurs et communautés locales dans la compréhension de la façon dont s’effectuent les transformations des paysages et des systèmes. Les scientifiques peuvent apporter leur contribution à travers la conception de modèles pour l’analyse des agrégations de données, la mise à disposition d’un nouveau matériel génétique provenant d’autres régions et l’appui technologique. Les communautés disposent naturellement de connaissances plus approfondies et ont une meilleure compréhension des conditions locales, grâce à leur expérience des événements historiques qui ont contribué à façonner le système actuel. En outre, ils sont plus nombreux que les scientifiques. Leur contribution potentielle au changement est immense.

De plus, d’après l’expérience, un appui suffisant et un investissement des pouvoirs publics permettent une mise à l’échelle plus efficace de l’agro-écologie. Ces actions nécessitent une volonté politique et, au bout du compte, une véritable démocratisation de la gouvernance du système agricole et alimentaire. Il est possible de susciter cette volonté politique à travers les expériences positives et le lobbying de la société civile.

Un avenir prometteur

Une transformation vers un système agricole sous-tendu par la biodiversité et les communautés paysannes est possible et est déjà en cours. Sa mise à l’échelle nécessite des approches inclusives, axées sur la communauté et fondées sur les connaissances qui placent les agriculteurs, et non les intérêts des entreprises, au centre des préoccupations. Elle s’appuie sur les ressources déjà disponibles : les personnes, leur travail, leurs connaissances et leurs ressources naturelles locales. Les initiatives et réseaux locaux et du secteur informel constituent non seulement des éléments importants pour la promotion de l’agriculture agro-écologique basée sur la biodiversité et pour le partage des connaissances et compétences, mais il entrent également en ligne de compte pour le renforcement des capacités des agriculteurs à défendre leurs droits dans les instances locales, nationales et internationales. L’année internationale de l’agriculture familiale constitue une excellente opportunité pour reconnaître, célébrer et appuyer ces réseaux et initiatives et placer leurs succès au-devant de la scène. Nous espérons que ce numéro de Farming Matters constituera un bon départ et sera une source d’inspiration pour beaucoup.

Gine Zwart, Sarah Doornbos et Willy Douma travaillent dans le programme de connaissances commun Hivos/Oxfam Novib agrobiodiversity@knowledged, mis en œuvre depuis les deux dernières années. Ils collaborent avec un grand groupe d’organisations et de particuliers du monde entier pour produire et partager les connaissances relatives à la biodiversité agricole.

E-mail : ginezwart@oxfamnovib.nl ; s.doornbos@hivos.nl ; w.douma@hivos.nl.

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