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OPINION : Dr. Emile N. HOUNGBO " Quel modèle de financement pour une agriculture familiale résiliente en Afrique ? "

L’agriculture familiale occupe une place de choix dans les systèmes d’exploitation agricoles du monde. Cette forme d’agriculture continue de prouver sa résilience dans le temps. Cependant, certaines questions persistent pour un renforcement durable de la résilience des exploitations familiales : sous quelle forme le financement devra-t-il se faire désormais pour aider les petits exploitants à faire face aux risques climatiques et renforcer leurs capacités de résilience ? C’est l’objet du présent article qui présente d’abord les forces et faiblesses de l’agriculture familiale, le type de financement qui lui serait favorable, avant d’analyser le niveau actuel du financement de l’agriculture en Afrique au regard de l’accord de Maputo.

L’importance de l’agriculture familiale dans le monde oblige que l’on s’y attarde pour réfléchir sur quelles mesures opérationnelles mettre en place pour lui permettre de jouer efficacement sa partition dans la résolution des grands défis mondiaux du moment : sous-alimentation, malnutrition, dégradation de l’environnement, perte de la biodiversité et changements climatiques. L’agrobusiness ou le développement de l’agro-industrie mises en avant par la révolution verte des années 50/60 n’ont pas réussit à faire disparaître cette forme d’agriculture pratiquée par 98 % des producteurs agricoles du monde. De plus, jusqu’à présent, ils n’ont pas pu résolu l’équation de la faim et la malnutrition ; en témoigne la crise alimentaire mondiale de 2007/08 et l’inquiétude qu’elle a suscitée.

En effet, l’agriculture familiale se révèle comme la forme incontournable d’agriculture qui domine le monde. Elle couvre 85 % des terres agricoles en Asie, 83 % en Amérique du Nord et du Centre, 68 % en Europe, 62 % en Afrique et 18 % en Amérique du Sud. Elle occupe 1,3 milliard d’individus dans le monde, 40 % des actifs du monde et 70 % de la production alimentaire mondiale. Elle assure 98 % de la production vivrière en Afrique et 100 % de la production du coton et du cacao. Sur les 570 millions d’exploitations agricoles au monde, 500 millions sont des exploitations familiales, soit un pourcentage de 87,7 %.
Dans le même temps, l’agriculteur familial, surtout dans les régions semi-arides, reste encore exposée aux risques dus à la variabilité climatique. C’est une agriculture toujours associée à la pauvreté, 70 % des plus démunis au monde sont des agriculteurs familiaux ou pastoraux et 95 % de ces exploitations familiales font encore aujourd’hui moins de 5 ha. Ils vivent souvent avec de faibles ressources monétaires, avec peu d’accès au crédit. Ce qui dénote l’échec de l’approche de financement adoptée jusqu’ici et qui ne peut que fragiliser l’agriculture familiale et surtout la petite agriculture dans son combat actuel contre les chocs environnementaux et économiques.
Par conséquent, on assiste à la paupérisation des agriculteurs familiaux qui ne réussissent pas à dégager un revenu satisfaisant après la satisfaction des besoins alimentaires du ménage. La capacité à épargner devient faible et l’investissement dans les technologies améliorantes exogènes est souvent difficile. L’agriculture familiale mérite donc d’être financer pour sortir de ce cercle vicieux de la pauvreté.

Comment financer l’agriculture familiale ?

Le financement de l’agriculture familiale doit être sérié en deux volets : 1) le volet du financement des conditions de production et 2) le volet des spéculations prioritaires. Le premier volet de financement concerne les facteurs de production indirects des producteurs ; des facteurs de facilitation de l’activité de production pour l’ensemble des producteurs à la fois. Il s’agit de :

-  la satisfaction des besoins communs qui sont du ressort de l’Etat tels que la construction de pistes de desserte rurale,

-  la prise en charge de la couverture sociale de la santé des producteurs, principale source de la pauvreté chronique au sein des exploitants agricoles,

-  l’octroi de crédits de consommation et de production aux producteurs.

Le second volet de financement concerne les options politiques filières à prendre. Elles devront être à la hauteur des réalités socioéconomiques vécues dans le pays : sous-alimentation, malnutrition, pauvreté (à dominance rurale). Elles devront aussi prendre en compte la réalité agro-économique du continent afin de tirer le maximum de profit des spéculations adaptées à ses zones agro-écologiques. Le financement de ces spéculations adaptées peut emprunter les trois axes suivants :

-  Le premier axe est relatif aux spéculations alimentaires, à fort potentiel d’échange intra-régional et d’exportation sur le marché international. C’est le cas du riz, de la datte et de la banane plantain. Ces spéculations devraient être un moteur inéluctable de promotion agricole de l’Afrique du fait qu’elles sont prédisposées à relever les trois défis socioéconomiques énumérés ci-dessus. Le cas du riz par exemple est nettement observable au regard de la crise alimentaire qui a frappé le monde entier en 2007/2008 ; crise causée entre autres par l’essoufflement de l’offre d’exportation mondiale du riz. En effet, plus de 80 % de la production exportable de riz est concentrée dans seulement cinq pays au monde, à savoir la Thaïlande (31 %), le Vietnam (16 %), l’Inde (15 %), les Etats-Unis d’Amérique (13 %) et le Pakistan (8 %). L’Afrique représente la principale zone déficitaire du monde, avec 35 % du déficit mondial. Elle constitue de ce fait une destination d’exportation de riz pour presque tous les pays exportateurs, la Thaïlande en tête, suivie du Vietnam, de l’Inde et du Pakistan. Du fait que l’Afrique ne couvre que 60 % de ses besoins en riz par sa production, cette céréale constitue une spéculation à fort potentiel pour la sortir de la sous-alimentation et même de la pauvreté, parce les échanges intra-régionaux qu’elle induira seront très avantageux pendant que l’exportation internationale sera aussi possible. Le succès que fera connaître le riz au continent sera probablement le même pour la banane plantain.

-  Le deuxième axe est relatif aux spéculations agricoles bien adaptées aux conditions écologiques africaines, des spéculations qui pullulent, avec des quantités énormes perdues chaque année. Celles-ci demandent très peu d’effort physique et en intrants pour leur production. Ces spéculations qui ont un fort potentiel alimentaire et dégagent des excédents transformables et exportables, sont largement sous-valorisées pour le moment. Elles regorgent donc de valeurs ajoutées exploitables pour la croissance économique et la création de l’emploi. C’est le cas de la tomate, de la mangue, de l’orange et dans une moindre mesure de l’oignon.

-  Le troisième axe est relatif aux spéculations pour lesquelles l’Afrique obtient déjà des rendements intéressants, sans trop de contraintes, avec un potentiel d’amélioration. Ces spéculations garantissent une position plus ou moins confortable à l’Afrique sur le marché mondial. C’est le cas des racines et tubercules en général et du manioc, et dans une moindre mesure de l’igname, en particulier. Le taro n’est pas non plus à négliger, vu que le Nigeria et le Ghana se révèlent être les plus producteurs du monde.

Particulièrement au sujet de ce second volet de financement (options filières), il faut reconnaître que la tâche ne sera facile au regard des choix antérieurs d’appui aux filières, notamment le trop grand effort orienté sur la filière coton qui finit par pénaliser les producteurs agricoles. ELBEHRI et al. (2013) affirme à juste titre que « l’accès à la finance pour les producteurs travaillant à petite échelle et les opérateurs des chaînes de valeurs est la pierre angulaire pour une chaîne de valeurs fonctionnant correctement et une garantie pour un développement agricole continu. Pour la majorité des petits producteurs et productrices, le crédit pour les cultures vivrières est souvent inaccessible, ou offert avec des taux d’intérêt trop élevés. La suppression des contraintes en matière de crédit et de financement reste un immense défi pour le développement des chaînes agroalimentaires. Des solutions innovantes sont nécessaires pour les cultures alimentaires de base et devraient inclure le secteur public ou des partenariats public-privé ».

Dispositions opérationnelles nécessaires au financement de l’agriculture familiale

Il est reconnu que l’intérêt du secteur bancaire dans la mobilisation de capitaux pour l’agriculture en général et l’agriculture familiale en particulier est encore très faible en raison de la crainte du risque élevé dans le secteur. Les petits producteurs agricoles gémissent encore sous des productions peu rémunératrices et l’incapacité à épargner une partie de leur faible revenu agricole pour investir dans leur entreprise agricole (ONECJCA, 2008). Deux questions principales se posent en effet en matière de financement de l’agriculture familiale. 1) Quels types d’institutions de financement sont souhaitables pour le financement réussi de l’agriculture familiale ? 2) Comment celle-ci devra s’organiser pour faciliter l’octroi de ce financement ?

Institutions de financement agricole à promouvoir

A la première question ci-dessus, il importe de noter que la micro-finance, en tout cas sous sa forme actuelle en Afrique, ne peut financer efficacement l’agriculture. Ses modalités de mise en œuvre et de recouvrement sont en inadéquation avec les réalités du secteur agricole. Il est souvent privilégié par exemple les activités à cycle court, sans différé de remboursement. Aussi, les taux d’intérêt pratiqués sont-ils généralement trop élevés pour convenir aux réalités agricoles, notamment celles des cultures vivrières qui demeurent peu rentables. La solution est de ce fait la création d’institutions de financement spécialisées dans le financement de l’agriculture en général et de l’agriculture familiale en particulier. Malheureusement, la mise en place de ce système de financement adapté n’est pas encore légion en Afrique. Des pays comme le Bénin et le Togo n’en disposent pas encore. Il s’agit là d’un véritable frein au financement de l’agriculture en Afrique, vu que les pays qui se sont dotés de telles institutions financières spécialisées font quelques progrès notables dans le domaine agricole. C’est le cas précisément du Nigeria, de la Côte d’Ivoire et même du Burkina Faso.

Dispositions de l’agriculture familiale pour un financement efficace

A la seconde question relative à l’organisation des exploitations familiales, il faudrait retenir que les exploitations familiales ne peuvent pas être bien financées en étant trop dispersées comme c’est le cas en ce moment. Un effort de regroupement des ressources productives qu’elles exploitent est nécessaire. Car, cela permettra aux exploitations familiales non seulement de bénéficier des économies d’échelle sur le marché, mais aussi de renforcer leur influence sur les prix et la gestion de l’information sur les marchés. Le modèle coopératif nous semble le plus adapté au regard des résultats concluants obtenus ça et là par le passé en Afrique, notamment au Maroc et au Nigeria.

De plus, le modèle coopératif permet de bénéficier d’avantages institutionnels et fiscaux de la part de l’Etat ; ce que des exploitations familiales isolées ne peuvent normalement prétendre avoir (BADOUIN, 1985 ; BIBBY & SHAW, 2005) [1].

A titre d’exemple, AHROUCH (sd) informe qu’au Maroc la coopérative agricole (COPAG), créée en 1987, s’est bien développée et arrive à concurrencer des sociétés anonymes de renom. Le modèle économique coopératif a constitué un choix stratégique pour le Maroc dès son indépendance en 1956 afin d’assurer une mobilisation nationale pour la modernisation et le développement des secteurs traditionnels, notamment l’agriculture qui bénéficie encore d’une exonération fiscale. L’encouragement de l’organisation de production sous forme « coopérative » traduisait à l’époque les rôles que peuvent jouer les coopératives dans le progrès national, l’amélioration des situations économique et sociale de la population, et l’épanouissement personnel des coopérateurs. Au niveau institutionnel, il a été créé au Maroc l’Office de Développement de la Coopération (ODCO) en 1963 comme structure administrative chargée de l’accompagnement des coopératives dans les domaines de la formation, de l’information et d’appui juridique. En matière fiscale, les coopératives au Maroc bénéficient d’une exonération importante. Il s’agit principalement des exonérations de l’impôt, des patentes, de la taxe urbaine, de l’impôt sur les bénéfices professionnels (article 87 de la loi 24-83) et de la taxe sur la vente de produits et sur les opérations et services effectués pour le compte des adhérents (article 88 de la loi 24-83) [2] .

Accord de Maputo et niveau actuel de financement du secteur agricole en Afrique

Le Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA ou CAADP en anglais) est le programme agricole du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Adopté à Maputo en 2003 par l’Assemblée de l’Union Africaine, le PDDAA a fixé pour objectifs aux Etats africains de relever la productivité agricole de 6 % par an et de porter leurs efforts budgétaires consacrés à l’agriculture à au moins 10 % de leur budget. Le PDDAA demande en effet aux Etats de structurer leurs programmes nationaux et régionaux d’investissements agricoles sur quatre piliers : 1) la gestion durable des terres et des eaux, 2) l’accès aux marchés, 3) l’approvisionnement alimentaire et réduction de la faim, et 4) la recherche agricole.

A ce jour, les gouvernements africains n’ont pas encore réussi à satisfaire ces exigences. Ils ont augmenté en moyenne leurs dépenses d’un taux moyen de 8,5 % par an sur la période 2003-2010, soit de 10,1 milliards de dollars par pays en 2003 à 16,9 milliards en moyenne en 2010. Sur cette période, la part consacrée aux dépenses publiques agricoles pour toute l’Afrique a augmenté de près de 0,39 milliard de dollars en moyenne par pays en 2003 à 0,66 milliard de dollars en 2010.

La figure 1 ci-après indique l’évolution des dépenses et de la part budgétaire consacrée à l’agriculture en Afrique sur la période 2003-2010.

Figure 1 : Evolution des dépenses et de la part budgétaire consacrée à l’agriculture en Afrique, 2003-2010

La figure 1 permet de se rendre compte que l’Afrique n’arrive pas encore à honorer l’engagement qu’elle a pris à Maputo en 2003 pour porter à 10 % la part budgétaire consacrée à l’agriculture. Malgré que les dépenses publiques totales augmentent régulièrement depuis 2003, force est de constater que les dépenses publiques consacrées à l’agriculture diminuent depuis 2007. L’Afrique n’a jamais atteint la moitié de l’objectif de 10 % depuis 2003. Pire, la tendance de cette part budgétaire consacrée à l’agriculture est à la baisse. Il s’agit d’une situation déplorable pour le financement des exploitations familiales qu’il faudra corriger à l’avenir. A cette allure, les exploitations agricoles familiales ne pourront par faire face efficacement aux changements climatiques, notamment les innovations technologiques qui demandent un certain investissement financier.

Conclusion

L’agriculture familiale demeure le pilier central de la production agricole dans le monde. La prise en compte de ses besoins, notamment le besoin de financement, est le gage d’une agriculture compétitive future qui satisfait les besoins des générations présentes sans compromettre la satisfaction des besoins des générations futures ; une agriculture résiliente face aux changements climatiques. De ce fait, des formes d’organisation s’imposent pour garantir le succès, notamment la mise en coopérative des exploitations familiales actuelles et l’amélioration de l’effort financier des gouvernements à l’endroit de l’agriculture, ne serait-ce que pour respecter l’engagement des Etats pris à Maputo en 2003 de relever la part budgétaire consacrée à l’agriculture à 10 %. A ce sujet, l’effort à fournir est immense, puisque qu’il faut dépasser le double de la part actuelle des budgets consacrée à l’agriculture.

Dr. Ir. Emile N. HOUNGBO

Agroéconomiste

Enseignant-Chercheur à l’Université d’Agriculture de Kétou

05 BP 774 Cotonou (République du Bénin)

Tél. (229) 95246102 / 67763722

E-mail : enomh2@yahoo.fr