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De l’alimentation à la nutrition : réflexion pour un changement des comportements

La nutrition concerne l’unité constitutive de l’individu, la cellule, ce qui fait qu’elle n’est pas n’est prise réellement en compte dans le comportement alimentaire. Les nutriments ne sont pas souvent des facteurs influents dans le choix des aliments par le consommateur et se nourrir implique l’interaction de trois (3) éléments, la bouche, le ventre et les cellules. Un changement de comportement est nécessaire pour une meilleure prise en compte des aspects nutritionnels de l’alimentation. Dans cet article, M. Gaye nous fait une analyse des voies et moyens pour promouvoir une alimentation saine et équilibrée de notre société.

La nutrition figure en bonne place, voire même au centre de nombreuses initiatives nationales comme internationales visant à résoudre la question alimentaire. Cependant, il convient de rappeler que c’est le domaine par excellence d’expression de la subjectivité humaine et dans lequel les approches de changement doivent être particulièrement bien pensées. Cette subjectivité s’incarne dans le concept de ‘préférence’ qui peut être traité comme une donnée ou une variable selon la nature et la durée des programmes d’interventions. L’observation empirique permet d’affirmer que le consommateur type n’est pas un demandeur de nutriments, mais d’une combinaison d’aliments appréciés sur la base de critères généralement sans liens directs avec des considérations d’ordre nutritionnel. Pour prendre le cas du Sénégal comme illustration, les quelques constats qui suivent méritent qu’on y réfléchisse :
1. Le riz blanchi et bien poli est largement préféré au ‘riz cargo’ beaucoup plus riche en éléments nutritifs ;
2. Le couscous de mil qui contient quelques résidus de son fait l’affaire des moutons pour ainsi dire ;
3. Le niébé qui s’adapte bien au milieu, qui est facile à préparer et qui est très riche en protéines reste confiné dans son statut de condiment inférieur faiblement consommé même par les couches les plus démunies ; Il tend même à devenir un aliment de bétail ;
4. Les variétés de sorgho à haut rendement tendent à être cultivées pour les chevaux même quand les besoins du ménage en céréales ne sont pas couverts pour les humains ;
5. Beaucoup de gens soutiennent que le régime alimentaire de nos parents et grands parents était plus sain que le nôtre mais notre jeunesse dédaigne les mets traditionnels jugés socialement inférieurs.

De l’alimentation à la nutrition

L’alimentation peut être considérée comme une société à trois actionnaires qui n’ont pas les mêmes objectifs, tout au moins à court terme. Il s’agit de Bouche qui ne cherche que le goût même si c’est du poison, Ventre qui ne cherche que le remplissage, même si c’est avec de la boue, et Cellule qui ne cherche que les nutriments et calories, même si c’est par injection dans les veines. L’actionnaire dominant qui commande varie en fonction des situations.

Quand le degré de couverture des exigences quantitatives de Ventre est en deçà d’un certain seuil, le consommateur est quasi exclusivement préoccupé par l’augmentation du disponible en aliment de base. Il peut s’agir de céréales, de tubercules, de produits carnés, etc., selon les zones et les groupes sociaux. Le paradoxe est que le premier groupe qui a le plus besoin d’aliments à haute valeur nutritive pour compenser en partie le déficit quantitatif est aussi le moins réceptif aux messages des nutritionnistes. C’est seulement au-delà du seuil critique de sécurisation quantitative que de nouvelles préoccupations commencent à s’exprimer, d’abord en termes de goût, mais aussi de diversification dans une certaine mesure.

La nutrition telle qu’on la présente en général n’est prise réellement en compte dans le comportement alimentaire qu’au niveau de la troisième phase où Cellule devient actionnaire dominant. Une plus grande attention est portée aux aspects qualitatifs avec la diversification qui se renforce à tel point que la notion d’aliment de base tend à perdre son sens. Toutefois, le franchissement du cap n’est pas automatique comme entre la première et la seconde phase. Une bonne information du consommateur sur le lien entre l’alimentation et la santé est une condition nécessaire, une étape obligée. Cette relation n’est cependant pas réductible aux nutriments car les aspects phytosanitaires et l’hygiène sont tout aussi importants. Si l’alimentation doit être un vecteur de santé à travers les programmes de nutrition, il faut commencer par l’empêcher de véhiculer la maladie.

Les implications du cadre socioéconomique

Le caractère collectif ou familial de l’alimentation justifie bien une entrée par le ménage. Toutefois, il se pose un problème d’identification claire des centres de décisions qui restent diffus tout au long de la chaine. Cela ne facilite pas l’émergence de ‘champions individuels’ parmi les acteurs locaux de changement comme dans les introductions de technologies. Cette même réalité très marquée en milieu rural africain limite les possibilités d’un ciblage plus fin au sein du ménage à l’exception des petits enfants. Dans la tradition, ces derniers bénéficient d’un certain ‘statut spécial’ jusqu’à un certain âge au-delà duquel la cantine scolaire devient la seule alternative pour un traitement de faveur. En outre, l’école constitue le meilleur vecteur de l’éducation nutritionnelle nécessaire pour modifier les comportements alimentaires des futures générations de consommateurs.

S’agissant des évolutions tendancielles marquantes, on note une certaine déstructuration familiale de l’alimentation en milieu urbain où la ‘restauration de rue‘ ne cesse de gagner du terrain, en rapport avec les exigences du travail et de la scolarisation. Le déjeuner, et dans une certaine mesure le petit déjeuner, sont de moins en moins pris en famille tandis que le dîner est progressivement ‘décentralisé’ (chaque adulte pour soi) chez les familles les plus démunies.

Le consommateur même bien averti dispose d’une marge de manœuvre qui se réduit avec le recours progressif aux prestataires commerciaux de la restauration. Le ciblage des messages de nutrition devrait donc s’élargir à ces acteurs émergents mais cela suppose des retombées tangibles à plus ou moins court terme, ce qui peut ne pas être évident. La priorité à ce niveau devrait alors être portée sur le respect des normes d’hygiène sous le contrôle des services publics habilités.

Les implications de certaines pratiques dominantes

Le mode de transformation, de conservation et de préparation des aliments est sans nul doute une grosse source de déperdition et de péjoration de leur valeur nutritive. Cela reste valable pour les nouvelles variétés de culture introduites dans l’optique d’améliorer le statut nutritionnel des ménages ciblés. Les efforts consentis pour enrichir les aliments crus auront peu d’effets si les gains en nutriments sont perdus entre la fourche et la fourchette. Une question qui mérite des investigations sérieuses est celle de savoir quelle proportion des nutriments bord-champ atteint effectivement l’assiette du consommateur, notamment pour les variétés dites bio-fortifiées ou enrichies par d’autres méthodes.

Matar Gaye

Chercheur

matar_gaye@yahoo.com